samedi 25 octobre 2014
vendredi 24 octobre 2014
Rachid SFAR. MÉMOIRES.Première Partie..consacrée à l’itinéraire de son père le leader nationaliste TAHAR SFAR
Rachid SFAR.
MÉMOIRES
Première Partie
SOUVENIRS
D’ENFANCE
LES MESSAGES LÉGUÉS PAR MON PÈRE TAHAR SFAR LEADER DU
PARTI NEO-DESTOUR.
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"EN
TUNISIE, LA RÉALITÉ LA PLUS IMPORTANTE, DONT TOUT LÉGISLATEUR, QUEL QU’IL SOIT DOIT
S’INSPIRER, C’EST L'ASPIRATION DU PEUPLE TUNISIEN, DANS SON ENSEMBLE, À VIVRE D'UNE VIE DIGNE, DANS UNE ATMOSPHÈRE
DE LIBERTÉ."
TAHAR SFAR. L’Action
tunisienne. 1937
TAHAR SFAR EN
1929
SOMMAIRE DES DEUX PARTIES DES MÉMOIRES
DE RACHID SFAR.
PROLOGUE : POURQUOI CET
OUVRAGE ?
PREMIÈRE PARTIE
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SOUVENIRS D’ENFANCE.
LES MESSAGES
LEGUÉS PAR TAHAR SFAR.
Mensonge ou
vérité cette phrase attribuée à
Plutarque : "L'INGRATITUDE
ENVERS LES VRAIS GRANDS HOMMES EST LA MARQUE DES PEUPLES FORTS".
CHAPITRE
1
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UN ETUDIANT QUI
SORT DE L'ORDINAIRE
1903-1927
Térence : «RIEN
DE CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER »
CHAPITRE
2
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AU CŒUR DE LA PREMIÈRE GRANDE TOURMENTE
1928_1936
APÔTRE DE LA RÉSISTANCE NON VIOLENTE.
CHAPITRE
3
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UN DRAME POLITIQUE
1937-1942
LE NON-DIT D'UN HOMME DE CONVICTION.
DEUXIÈME PARTIE
:
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(Cette deuxième partie des mémoires fera l’objet d’un
deuxième tome qui sera publié ultérieurement.)
UNE GÉNÉRATION AU SERVICE D'UNE JEUNE RÉPUBLIQUE
CHAPITRE 1
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UNE ADOLESCENCE
DANS LA GUERRE
1933-1945
CHAPITRE 2
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A L'ECOLE D'UN
SCOUTISME ENGAGE
1946_1956
CHAPITRE 3
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LE DON DE SOI
1957_1968
CHAPITRE 4
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DANS LES
COULISSES DU POUVOIR
1969-1977
CHAPITRE 5
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LES ÉPREUVES DU
POUVOIR
1978- 1988
"Comment
n'aurais-je pas appris que ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans
blâme dans l'opinion..." Charles De Gaule, Mémoires d'espoir.
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CONCLUSION DE LA DEUXIÈME PARTIE:
LES ESPOIRS EN
UNE ÈRE NOUVELLE
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"L'indépendance
est un idéal absolu dans la conscience des peuples. C'est un ensemble de
significations et de symboles qui se transmettent d'une génération à une autre,
par attachement à la terre et aux attributs de l'identité nationale, et avec la
détermination inflexible de surmonter les difficultés et de gagner les enjeux
de l'histoire.."
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PREAMBULE.
" Le
peuple tunisien qui a toujours aspiré à la modernité, depuis plus d'un siècle
et demi, et a été un précurseur dans l'édification de ses institutions de base,
à l'initiative de ses réformateurs et de ses intellectuels, a aussi été à
l'avant-garde des peuples qui se sont distingués par des mouvements
intellectuels et sociaux pionniers qui ,dès le début de ce siècle, ont appelé à
l'indépendance du pays, à la promulgation d'une Constitution Tunisienne, à
l'émancipation de la femme et à la reconnaissance des droits des travailleurs,
et ont défendu l'identité nationale et repoussé les assauts dont celle-ci était
la cible. C'est autour de ces constantes
et de ces valeurs que l'ensemble des organisations populaires et des forces
nationales se sont unies, avec au premier rang, le Parti du Néo-Destour,
pionnier du combat pour la libération.
PROLOGUE
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POURQUOI CE LIVRE ?
« LA VÉRITE ON NE LA POSSEDE
JAMAIS ON DOIT CONSTAMMENT LA RECHERCHER AVEC SINCERITÉ ET HUMILITÉ» Raymond BARRE.
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Dans une vie, il y a
généralement un temps pour apprendre, un temps pour agir et un temps pour
méditer et parfois pour écrire. J'ai entamé en cette journée symbole du 17
octobre 2003,décrétée depuis 1992 par l'organisation des Nations-Unies, « Journée
Mondiale du refus de la misère », une sorte d'analyse rétrospective de
l'itinéraire de mon père, ainsi que celle des principales étapes de ma vie en
insérant, chaque fois que cela me parait utile, des réflexions et des souvenirs
personnels ainsi que des témoignages qui m'ont été rapportés par des membres de
ma famille ou par des personnalités dignes de foi qui ont connu de prés tant
mon père que ses camarades de combat.
Je me placerai dans une perspective historique sans être
toujours prisonnier de la chronologie.
Ce faisant, je ne prétends
nullement faire œuvre d'historien, néanmoins j'avoue avoir présent à l'esprit
quelques réflexions sur l'histoire et la pensée historique, qui me paraissent
pleines de sagesse, telle, cette
définition d’In Khaldoun dans ses prolégomènes : « l'histoire a
pour objet l'étude de la société humaine, c'est à dire de la civilisation universelle. Elle traite les particularismes dus à
l'esprit de clan et les modalités par lesquels un groupe humain en domine un
autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des
dynasties et des classes sociales... » ou cette assertion de Paul
Veyne qui affirme que « l'histoire est un roman vrai... Elle est récit d'événements: tout le reste en
découle..; c'est une narration, Comme le roman, l'histoire trie, simplifie,
organise, fait tenir un siècle en une page et cette synthèse du récit est non
moins spontanée que celle de notre mémoire, quand nous évoquons les dix
dernières années que nous avons vécues. » ; ou encore cette
déclaration de François Furet, l’ancien
président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales et le spécialiste
de la Révolution française qui fut au cœur des passionnantes évolutions de la recherche historique au cours de ces
dernières décennies: « L'histoire, nous dit-il, même savante, n'est
pas et ne sera jamais une discipline assez exacte, au sens où on parle des
sciences exactes, pour réunir l'assentiment de ceux qui l'écrivent sur les
critères qui séparent le scientifique du non scientifique. » et Furet
précise : « A l'intérieur de cette dénomination actuelle de
l'histoire socioculturelle, qui a pour elle le préjugé démocratique, on assiste
depuis 10-15 ans au renouveau de l'histoire des idées politiques. »
Comme j'ai encore en mémoire,
aussi, cette formule de Hegel: « ...le point essentiel est
d'appréhender et exprimer le vrai, non comme substance, mais précisément aussi
comme sujet » et également cette forte et dense déduction
existentielle qu'on trouve dans « La naissance de l'histoire »
de François Châtelet, ce philosophe que j’ai beaucoup apprécié au point de
le considérer comme l’un de mes meilleurs professeurs pendant la période de mes
études supérieures ( 1953à1957) à l'Institut des Hautes Etudes de Tunis: François Châtelet nous dit
dans son ouvrage: « L'homme se comprend désormais comme être
historique. Il sait - au moins
pratiquement -que ses gestes, ses décisions, ses paroles sont les éléments
d'une totalité dynamique irréversible et significative, que chaque moment de
son existence résulte de son passé et
dessine son avenir, que le cours du temps n'est pas le simple cadre de sa
présence, mais le lieu imposé où se joue dramatiquement son être. Il sait aussi que son sort individuel ne
saurait être détaché du devenir actuel de l'humanité, que tout événement
finalement le concerne et qu'il est engagé dans cette action globale et
disparate qu'on nomme histoire présente. » Je ne voudrais pas oublier
de citer aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, ce grand historien, ancien directeur de
la Bibliothèque Nationale de France qui nous dit « pour
l'historien, il ne faut pas juger mais relater, expliquer, comprendre »
et il ajoute: « L'important est de déniaiser l'histoire, pour qu'elle
ne soit pas lénifiante. Ce n'est pas facile. Furet a déniaisé la révolution
française. Déniaiser le XXe siècle, il faut attendre... » Furet, dont « le Dictionnaire
critique de la Révolution française » fait aujourd'hui autorité,
réaffirme un principe, déjà énoncé par Tocqueville : que la Révolution
n'est pas une, mais, qu'il a deux Révolutions, la première est celle des droits
de l'homme, qu'il faut distinguer, de la seconde qui fut, malheureusement,
celle de la Terreur avec tous ses malheurs et ses lourdes conséquences
récurrentes.
En rédigeant cet ouvrage
j'aurai également toujours présent à l'esprit les précieuses recommandations d'Ibn
Khaldoun relatives aux erreurs à éviter
dans toute narration à caractère historique, à savoir: ne pas se laisser
emporté par l'esprit partisan; ne pas faire une confiance aveugle aux sources
d'informations et faire preuve systématiquement d'esprit critique; ne pas avoir
la conviction qu'on détient la vérité absolue et chercher à bien déchiffrer la
signification des événements; ne pas méconnaître ou sous estimer l'implication
des circonstances sur la réalité des faits et ne pas embellir d'une manière
mensongère l'histoire des grands par la tendance à la flatterie.
N'étant, ni historien, ni
philosophe, même si j'aime l'histoire et
la philosophie, c'est en toute simplicité et avec humilité, que je
tenterai d'apporter mes témoignages pour
laisser quelques traces, qui pourraient
présenter un certain intérêt pour des historiens de métier et je me limiterai,
ce faisant, à ce qui me semble utile à la mémoire collective.
Je mettrai l'accent
essentiellement sur ce qui pourrait intéresser surtout nos jeunes générations
car, et c'est l'évidence même, « plus les hommes sont éclairés plus ils
seront libres » disait déjà Voltaire. J'ajoute pour ma part, que seule
une liberté authentique de citoyens bien éduqués et bien formés, confortée par
une information sérieuse, crédible et objective, peut légitimer, au niveau de
l'Etat, l'exigence de responsabilité dans les comportements et les actes des
citoyens.
J'entreprends ce travail loin
de toute préoccupation politique partisane,
convaincu que je suis et par expérience, comme le pense très justement
Paul Valéry que « l'esprit politique finit toujours par être contraint
de falsifier. » En effet, l'expérience et l'histoire ont souvent
démontré que « l'esprit politique » commence toujours par
affirmer avec force se mettre au service de la collectivité dont il assume le
destin, puis, avec le temps qui passe surviennent les dérives dés que le
système politique devient exclusivement un instrument de conservation du
pouvoir quelque qu'en soit le prix pour la collectivité.
Si certains de mes concitoyens
et si des amis sincères de mon Pays trouvent un jour dans cet ouvrage des
motifs nouveaux d'attachement pour la Tunisie de l'ouverture sur les grandes
civilisations, pour la Tunisie des combats en faveur du triomphe des valeurs universelles, pour ses
hommes, ses femmes et tous ses enfants épris de liberté et de dignité pour
tous, je serais comblé.
Si de surcroît, de jeunes
tunisiens, animés de l'ardent désir de toujours mieux faire, découvrent dans
ces souvenirs quelques lignes d'horizons qui les confortent dans ce qu'ils
entreprennent ou quelques enseignements qui peuvent les aider à identifier constamment de nouveaux raccourcis permettant
à notre pays d'être toujours parmi les pays qui continuent à progresser résolument,
dans cette grande compétition internationale de tous les dangers que vit
actuellement notre planète, je serai alors le plus heureux des hommes.
Je m'attacherai, pour la
rédaction de ces mémoires, à rester fidèle, avant tout, à mon penchant naturel
pour le « parler vrai » et je livrerai à mes lecteurs
mes réflexions et mes souvenirs à « cœur ouvert », à l'état
brut en quelque sorte, sans recherche d'effet de style, sans masque, sans
amertume et surtout sans aucune arrière pensée autre que celle de tenter de
contribuer aussi efficacement que possible, à la compréhension de certains
aspects de l'histoire contemporaine tunisienne qui « pour être encore,
non suffisamment connue ou parfois occultée dans certains de ses aspects, n'en
continue pas moins de travailler notre conscience collective ».
Je me dois, toutefois, de
rendre hommage aux chercheurs et aux historiens tant tunisiens qu'étrangers qui
pendant ses deux dernières décennies ont déployé des efforts significatifs pour
une meilleure lecture de notre histoire contemporaine mais il reste encore
beaucoup de pain sur la planche du long et interminable chemin de la recherche
de la vérité... L'apport de cet ouvrage à ce titre se veut modeste quand aux domaines qui seront couverts, il
tentera de s'astreindre à une stricte rigueur intellectuelle quand au contenu
des informations qu'il soumet à la réflexion des lecteurs même si on ne peut
s'extraire totalement d'une certaine subjectivité dés qu'on aborde des analyses
comportant des jugements de valeur.
Je consacrerai la première
partie de ce livre – à travers mes souvenirs d’enfance et les écrits dont je
dispose - à une analyse destinée, si possible, à mieux faire connaître la
personnalité de mon père, certaines de ses idées, ses centres de convergences
et ses divergences conceptuelles avec le Président Habib BOURGUIBA à propos du
processus de conduite de la lutte de
libération nationale. Je tacherai d’expliciter certaines positions politiques
de mon père qui, de l’avis d’un grand nombre de ses camarades, ont été dictées par les convictions intérieures et
profondes d'un homme de pensée engagé dans l'action politique pendant la
première et la deuxième phase du combat
décisif de libération de la Tunisie. Je m'attarderai plus
particulièrement sur le drame politique qui l'a déchiré pendant les années 1938
à 1939, drame qui contribua à sa mort prématurée à l'âge de 39 ans.
Les idées de Tahar Sfar,
sciemment ou par ignorance, semblent être occultées, bien que Bourguiba n'ait
jamais omis de se recueillir sur sa tombe chaque fois qu'il se rendait à
Mahdia, aussi bien avant qu'après la libération de notre pays, et ce n'était
certainement pas uniquement par simple amitié ni pour la beauté du site
merveilleux du cimetière marin de ma ville natale, qu'il a chaque fois éprouvé
le besoin - à travers ce recueillement simple et émouvant- d'une sorte de
retour aux sources des années de jeunesse et de combat, qu'il avait vécu
intensément avec Tahar Sfar et de nombreux autres camarades qui n’ont pas
manqué d’envergure et qui sont restés méconnus.
Ce voile jeté involontairement
sur la pensée de Tahar Sfar semble persister bien que le Président Ben Ali ait,
dés la première année qui suivit sa prise du pouvoir le 7 novembre 1987,tenu à
rendre hommage à la mémoire de Tahar Sfar en lui accordant à titre posthume,
comme à d'autres grandes figures tunisiennes du combat national, le grand
Cordon de l'Ordre de l'Indépendance. Il est
peut-être significatif de souligner que jusqu'ici, le seul livre digne
de ce nom qui ait été écrit sur Tahar Sfar, soit celui du Père André
Demeerseman : « La-bas à Zarzis et Maintenant.. »
Cet ouvrage fut publié en
1969 : à ma connaissance, seul le quotidien tunisien « La Presse
de Tunisie » salua à l’époque
sa parution. Cette publication est
intervenue neuf ans après celle des notes écrites par mon père pendant son exil
à Zarzis en 1935 parue sous le titre de « Journal d'un exilé »
en 1960 et deux ans après la publication d'une partie du contenu des
interrogatoires et dépositions constitutives du dossier de l'instruction
conduite par le juge militaire français De Guerrin de Cayla après
les événements dramatiques du 9 avril 1938 à Tunis.
La publication d'une partie
des documents, de ce qu'on avait appelé le « Procès de Bourguiba »,
était destinée à mettre à la disposition des historiens et des lecteurs des
données de première importance pour la compréhension d’une des périodes
cruciales de la lutte nationale. Ces documents de l’instruction d’un procès qui
n’a jamais eu lieu en raison du déclenchement et de la tournure prise par la
deuxième guerre mondiale, furent introduits par un commentaire qui, pour le moins qu'on puisse
dire, ne présentait qu'un seul point de vue, qu'une seule lecture conduisant à des jugements de valeur, parfois
réducteurs, sur les motivations, les attitudes, et les prises de positions
politiques des différents protagonistes, acteurs et responsables politiques
d'une phase importante du combat de la libération de la Tunisie.
André Demeerseman qui avait
préfacé « le Journal d'un Exilé » avait, certes, pris
connaissance des documents publiés et
relatifs à l’instruction du procès intenté à l’encontre des militants du
Néo-Destour avant de rédiger son ouvrage sur Tahar Sfar. Mais il me semble que
ses analyses, profondes, remarquables et fort pertinentes par ailleurs, n'ont
volontairement pas couvert de nombreuses
questions relatives à la situation tant nationale qu'internationale de
l'époque, ni celles qui concernent les fondements des idées politiques parfois
divergentes qui étaient celles de Habib Bourguiba, de Mahmoud Matéri, de Tahar
Sfar, de Bahri Guigua et d'autres leaders nationalistes tunisiens qui ont
assumé des responsabilités de premier plan dans les premières phases du combat
national politique organisé et conduit par un parti politique moderne, le
Néo-Destour, dont ils ont été ensemble les fondateurs et qu’ils l’ont voulu à
l’image des grands partis démocratiques des pays avancés. Demeerseman pensait
certainement qu’il appartenait essentiellement à des historiens tunisiens de
procéder à de telles analyses.
Occulter la complexité du
cheminement de la pensée politique, pendant une
des périodes cruciales de notre histoire contemporaine, prive, à mon
sens, les nouvelles générations de tunisiens des leçons qui peuvent être tirées
du précieux débat d'idées qui a été animé
par les différents responsables du mouvement de libération nationale et
donc de la richesse intellectuelle qui a caractérisé les fécondes divergences
de point de vue notamment sur les méthodes et conditions de conduite du combat
libérateur ; combat qui me semble devoir être distingué, en raison de son
caractère exceptionnel dans l'histoire d'une nation, de l'action politique
classique d'une collectivité déjà maîtresse de son destin. Il me semble qu’il
est utile de ne pas se limiter à la distinction un peu simpliste entre deux
courants de pensée du nationalisme tunisien celui du « Vieux
Destour » et celui du « Neo-Destour » ou celui des modérés et
celui radicaux .
Je me dois de rappeler, par
souci d'objectivité, que pendant la période du Président Bourguiba, c'est
à la seule initiative de la Cellule de
la Médina du parti Néo-Destourien que
fut célébré localement, à Mahdia le 40é anniversaire de la mort de Tahar Sfar.
A cette occasion, une petite brochure en langue arabe fut éditée par le
professeur Hassen Sioud sous le titre « Tahar Sfar le militant et le
penseur ».
Depuis cette commémoration en 1982, chaque année à la date anniversaire
du décès de Tahar Sfar le 9 Août, une conférence est souvent organisée, des
militants de la ville de Mahdia lisent
« la Fatiha » et se recueillent sur une tombe austère qui fut édifiée
par la section de Mahdia des Scouts Tunisiens en 1951 et sur laquelle est
gravée un poème écrit par un très sympathique militant, plein d'imagination et
d'une grande vivacité d'esprit, natif de Mahdia, Cheikh Boubaker,( Décédé en janvier 2002)
poète à ses heures et enseignant de profession.
Le 9 août 1999, la Cellule du
RCD de la Médina de Mahdia a organisé à l’intention des élèves du secondaires
et de leurs professeurs de la région une sorte de concours portant sur
l’analyse et le commentaire de certains des écrits de Tahar Sfar, deux
professeurs du secondaire furent primés et ont présenté leurs textes devant un
auditoire composé essentiellement de
« mahdois » en
présence de mon ami M. Hédi Baccouche l’ancien
Premier ministre qui avait exprimé le vœux de participer à cette modeste
cérémonie pour manifester son respect et sa considération pour la mémoire de mon père.
M. Brahim Khouadja ancien
ministre des télécommunications semble avoir découvert, pour sa part, la
dimension humaniste et l'actualité de la pensée de son compatriote Tahar Sfar
notamment en lisant « le journal d'un exilé » et depuis il ne
manque jamais de répondre aux
sollicitations de ceux qui ont animé des causeries sur certains aspects
de la pensée ou de l'activité de Tahar Sfar.
Il convient également de
signaler que le professeur Rachid Dhaoudi a consacré à Tahar Sfar un chapitre
de 12 pages dans son livre en langue arabe « les héros et les martyrs
de la patrie » et que récemment la revue de l’Association des
anciens de Sadiki a publié quelques articles de mon père avec une brève
biographie sous la plume du Professeur
Hamadi Sahli.
En 2003 à l’occasion du
centenaire de la naissance de Tahar Sfar Le
gouvernement tunisien a donné des instructions pour édifier à Mahdia un
portique pour honorer sa mémoire ; Mr Brahim Khouaja ancien ministre des
PTT a choisi l’ extrait des « Mémoires d’un exilé » qui a été
gravé sur le portique, j’aurais préféré un extrait plus représentatif de ses
pensées de vrai humaniste.A cette occasion également et répondant à ma
suggestion, « l’Institut Supérieur de l’Histoire du Mouvement National »
a chargé l’historien Khalled Abid de préparer un petit ouvrage en langue
arabe relatant l’itinéraire de mon père et comportant quelques articles assez
représentatifs des ses nombreux écrits. IL a été décidé également de commémorer
le centenaire de la naissance de Tahar Sfar par une cérémonie officielle à
Mahdia au mois d’Aout 2003.
J’ai relevé, et bien d’autres
avec moi, que depuis l’indépendance et à
ce jour aucun texte de Tahar Sfar n'a été sélectionné par nos enseignants pour
être étudié et analysé au profit de nos jeunes ni au niveau de l’enseignement
secondaire ni au niveau de l'enseignement supérieur de notre pays et que ce
n'est que récemment qu'une petite avenue
de la nouvelle cité El-Manar II de notre capitale a été choisie porter le mon
de Tahar Sfar.
En 1988 j'ai pensé que l'hommage
rendu à titre posthume à Tahar Sfar en lui accordant le grand cordon de l’ordre
de l’indépendance était également rendu à tous les « Mahdois »
qui ont participé d'une manière ou d'une autre aux combats de libération de
notre pays, ainsi qu'à tous les tunisiens, qui partagent avec mon père un
réel attachement aux valeurs pour
lesquelles il a lutté et à tous ceux, qui croient fortement comme lui, qu'il n'y a pas de
véritable dignité sans liberté et pas de
véritable liberté sans responsabilité, que la vraie responsabilité
ne peut être que la résultante d'une culture authentique, fondée sur une quête
permanente pour la maîtrise de la
connaissance et pour la recherche de la vérité.
J'avais ainsi estimé, en 1988, qu'il était de mon
devoir de remettre la décoration décernée à titre posthume, entre les mains du
président de la Municipalité de Mahdia de l'époque Mr Habib Hadj-Said en
suggérant quelle soit exposée dans la salle du conseil de l'hôtel de ville.
Ce faisant je pensais,
naïvement, que cette décoration exposée pourrait rappeler utilement à mes
concitoyens et plus particulièrement aux membres du Conseil de la ville de
Mahdia les idées et les valeurs pour lesquelles avaient combattu les militants
de notre libération nationale.
Mon père fut, de l'avis de
tous ceux qui l'ont connu d'assez prés et qui m’ont parlé parfois assez
longuement de lui, un penseur humaniste et un apôtre de la morale en politique, un anti-Machiavel en
quelque sorte, en un siècle où « lorsqu'une
voix morale se fait entendre, on ne se contente pas de la contredire, on la
ridiculise..... »
Mais si on peut croire que
Tahar Sfar a été en politique un moraliste utopique, un naïf même, ou un
penseur égaré comme quelques uns l'ont
déclaré, pensé ou écrit, il est par contre certain, à travers des témoignages
concordants que j’ai recueillis, qu'il n'a jamais été pour un ordre moral
imposé par la force ou par la crainte et cela par qui que ce soit et sa naïveté
si, jamais elle avait existé, ne signifie pas ignorance ou niaiserie, mais
spontanéité, préférence donnée à la liberté intérieure et à la sensibilité
humaine plutôt qu'à la célébrité et à la notoriété.
C'est ainsi que Tahar Sfar a
œuvré, sur le terrain et non pas uniquement par la plume - comme nous le
verrons dans cet écrit -, dés son jeune âge pour la concrétisation de la diffusion d'une
éducation moderne, ouverte aux sciences et à tous les courants de pensées pour
former « des esprits libres, ouverts, solides et critiques » et
par voie de conséquence attachés à des valeurs universelles par une profonde et
sincère conviction intérieure.
Tahar Sfar avait une répulsion
quasi-viscérale du culte de la personnalité, il ne croyait qu'au travail
d'équipe, même quand cette équipe avait pour chef un homme providentiel.
Ce qui importait le plus pour
cet intellectuel engagé, ce qui était sa grande priorité, notamment pendant la
phase de préparation à la libération de son pays, c'était l'éducation
sérieuse de l'ensemble du peuple tunisien, c'était la large diffusion du
mouvement des idées universelles et de leurs évolutions ainsi que l'animation
de réels débats sur les thèmes ayant une influence majeure sur l'évolution des
composantes socioculturelles du projet de société qui était à l'époque
celui de tous les vrais penseurs et de tous les authentiques réformateurs tunisiens qui l'ont précédé dans
le combat national depuis le début du XXe siècle et même avant. Tahar Sfar a
toujours pensé et n’a jamais cessé de le répéter, comme beaucoup d’autres
penseurs et leaders politiques tunisiens- et ce fut une des grandes chances de
notre pays- que seule une solide éducation du peuple tunisien serait capable de
le conduire inéluctablement, grâce à la participation effective du plus grand
nombre, vers une libération à même de réaliser tous les espoirs placés en elle.
Pour Tahar Sfar, plus
particulièrement, la manière dont devrait être conduite la lutte de libération
préfigurera en bonne partie les mœurs politiques qui domineront la scène
tunisienne après l'indépendance. Nous y
reviendrons bien entendu.
A défaut , de documents écrits
de la propre main de Tahar Sfar, sur les semaines décisives qui ont précédé le
drame du 9 avril 1938, sur le déroulement de l’instruction du juge militaire
qui suivit ces événements, sur les
conditions et le « climat » de sa
détention avec Bourguiba et ses autres camarades - documents qui auraient
revêtu un intérêt certain au même titre,
par exemple, que les mémoires très instructives et forts émouvantes par leur sincérité, leur
simplicité et la grande sensibilité qu’elles dégagent, que nous a laissé, avec
bonheur, celui qui fut le premier Président du Néo-Destour le Docteur Mahmoud
El-Materi ou les "Souvenirs Politiques" d'un authentique
militant, intègre tant sur le plan intellectuel que sur le plan moral, intransigeant, envers les autres, comme il
l'a été avec lui même, le Docteur Slimane Ben Slimane membre du bureau
politique du Néo-Destour jusqu'au 18 mars 1950,ou encore les mémoires de Rachid
Driss ce militant attachant des années 37 à 56 "Reflet d'un combat" :
une touchante narration historique scrupuleuse d'une période du combat de
libération, encore mal connue, - je tenterai de soumettre au lecteur, outre mes
souvenirs d’enfance, une synthèse des témoignages verbaux que j'ai recueillis, plus particulièrement auprès de ma mère ,de
mon grand père, de mon oncle Ahmed Sfar ,de Maître Guéllati, des cheikhs
El-Habib El-Fékhih Salem, Mohamed Abdessalem, Abdelhakim Khodja et Mohamed
El-Kesraoui ,ainsi que les témoignages
que j'ai eu l'occasion d'entendre en 1950 sur la bouche du grand militant et du
grand martyr que fut le très regretté Hédi Chaker alors que j'étais encore
élève au Lycée de
Sfax ,je me référerai également aux témoignages de Béchir-Zarg-el-ayoun
qui avait occupé une cellule mitoyenne de celle de mon père à la prison civile
de Tunis après son transfert de la prison militaire l'été 1938. Zar-El-Ayoun me
fit ses confidences tardivement au cours des premiers mois de l'année 1987 bien
que je fis sa connaissance depuis les années 1960 quand j'ai assumé les fonctions
de Directeur de La Régie Nationales des Tabacs.
Les historiens, les
sociologues, les psychologues et les psychiatres de métier pourraient
utilement, entre autres comparer, les écrits, les idées et les conceptions
politiques de Tahar Sfar avec ceux de Habib Bourguiba, Farhat Hached et bien
d’autres pour faire apparaître tant, les
similitudes dans le cheminement de leur pensée et leur action, que
les différences qui les singularisent et
qui caractérisent la personnalité de chacune de ces grandes figures de notre
histoire qui ont marqué- avec d'autres
leaders et d'autres militants et penseurs - chacun à sa manière, le mouvement
national tunisien et plus particulièrement les jeunes des années 1931 à 1938
pour Tahar Sfar, des années 1931 à 1956 pour Habib Bourguiba et du début des
années 50 pour le grand martyr Farhat Hached ; ces jeunes tunisiens de
tous les horizons, souvent anonymes, dont la contribution au combat national,
fut à mon avis déterminante depuis 1938 et plus particulièrement lors de la dernière
phase de la lutte, de janvier 1952 à juin 1955.
Pour de nombreuses
personnalités ayant connu de prés les deux hommes, autant Tahar Sfar était
habité dans son action politique par une éthique de conviction qui le poussait
au dévouement pur sans calcul, autant Habib Bourguiba était animé par une
éthique de responsabilité sous tendue par une forte ambition personnelle pour
le pouvoir politique. On pourrait même dire, en schématisant bien entendu, que
ces deux hommes ont incarné deux figures symboliques, assez bien
représentatives d'une partie de l'élite tunisienne de l'époque, deux figures, à
la fois proches et opposées à travers lesquelles on peut retrouver les grands
traits d'autres intellectuels et
penseurs tunisiens engagés dans le combat de libération de la Tunisie dans la
première moitié du XXe siècle: Tahar Sfar l'intellectuel universaliste,
rationaliste profondément attaché aux
valeurs humanistes authentiques de sa
religion, scrupuleux à l'extrême, véritable apôtre de la non-violence et Habib
Bourguiba, le stratège politique qui n'hésite pas à mettre le sacrifice
suprême, de soi et des autres, au service de la plus noble ambition collective.
Tahar Sfar nous ayant laissé,
dans ce qui pu être sauvé de ses écrits, des messages qui me semblent toujours
d’actualité par certains de leurs aspects, j’ai pensé qu’il était utile
de soumettre à l'appréciation des
lecteurs, dans le chapitre 2 de la première partie de cet ouvrage, de très
larges extraits et même quelques uns de ses textes dans leur intégralité.
Certains militants
du « Néo-Destour »
avaient qualifié, pendant les
années1934 à1937,Tahar Sfar de « philosophe du Parti », cela
est peut être vrai si on entend par philosophe un homme qui s'efforce, avec
humilité, d'élucider par l'effort de la pensée, des problèmes qui s'imposent à
tous ceux qui veulent réfléchir pour donner un sens à leur vie: Il appartiendra
au lecteur de juger notamment à travers les écrits de Tahar Sfar que je soumet
à son attention..
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La deuxième partie de cet
ouvrage ( qui sera publiée si Dieu le veut ultérieurement) sera
consacrée à une tentative, que, je souhaite la moins subjective possible,
pour livrer à l'état brut, à travers les
grands événements qui ont marqué de leur empreinte l'histoire récente de la
Tunisie, mes souvenirs, mes impressions, et quand cela est possible, les leçons
que j'ai recueilli de mon expérience personnelle dans la vie publique.Mon
souhait est de transmettre en toute spontanéité les réflexions qu'apportent le
recul du temps et la disponibilité de l'esprit que me procure ma situation
actuelle. Mon souhait enfin, est de dire avec simplicité, à ceux qui voudront
me lire, des choses qui n'ont pas été
toujours aussi simples. Et puis..."Ecrire pour certains n'est ce
pas respirer...Est-ce qu'on peut vivre
sans respirer?..."
Il me revient à l'esprit alors
que je rédige ces lignes une confidence
de Nietzsche à un de ses amis, que mon professeur de philosophie au lycée de
Sfax, Mr Griner, avait mis en exergue quand il nous commenta des extraits d'un
des derniers ouvrages de ce philosophe
de la fin du XIXe siècle-souvent mal compris et dont certains aspects de sa
pensée furent très malhonnêtement exploités par les nazis,-il s'agit de l'essai
très connu: « Ainsi parlait Zarathoustra »(1885).Ce
livre dans lequel Nietzsche a développé ses idées sur les thèmes de la « transmutation
des valeurs » et du « surhomme ». Hitler semble s'être appuyé notamment sur ce
thème du surhomme pour échafauder sa théorie raciste du « peuple maître »
et de « la race élue » faisant certainement retourner
Nietzsche dans sa tombe. Nietzsche aurait fait la confidence suivante, à son
ami Overbeck, à propos de ce qu'il éprouvait en rédigeant son livre « IL
me semble que j'ai vécu, travaillé et souffert pour pouvoir écrire ce
livre....Oui, comme si ma vie s'en trouvait justifiée sur le tard. »
Mon, expérience
personnelle, aussi originale qu'elle puisse être, comme celle de tout un
chacun, fut dans son ensemble celle de toute une génération au service d’une
jeune République, aussi je ne manquerai pas de signaler l'apport, de ceux de ma génération que j'ai
eu la chance de connaître de prés dans l'action d'édification de l'État
tunisien moderne sans prétendre à l’exhaustivité en raison du nombre
considérable de cadres et responsables qui ont fait réellement don d'eux-mêmes
avec un grand enthousiasme, contribuant chacun à sa manière et selon ses
capacités et ses compétences à l’œuvre exaltante de consolidation des assises
de la jeune République tunisienne. La contribution de la génération de
l’indépendance pour l’édification des solides fondations de la Tunisie moderne
dans tous les domaines peut faire l’objet, de mon point de vue, d’une grande encyclopédie.
Le lecteur de cet ouvrage peut
légitimement récuser son caractère historique mais, l'histoire ne devient elle
pas, surtout, « histoire de ce que les hommes ont considéré dans tous
les domaines de la vie, pendant une époque déterminée, comme des vérités
intangibles et surtout, histoire de leurs combats pour et autour de ces
vérités?...Et les Mémoires et Essais malgré toute la circonspection qui les
entoure ne constituent-ils pas un miroir fidèle de ce qui a été perçu comme vérité
par les acteurs des faits historiques? »
L'histoire dit-on souvent ne se
répète pas, pourquoi donc lui accorder tant d'importance alors que le temps
nous est compté pour faire face aux
obligations pressantes de l'actualité et aux défis complexes de l'avenir?
Certes, l'Histoire ne se répète pas à l'identique mais l'avenir n'est jamais
vierge des empreintes du passé. L'avenir n'est et ne sera jamais intégralement
neuf car les grandes œuvres, comme les syndromes des maladies du passé restent
généralement présents même à l'état de traces dans notre futur: C'est pourquoi, je ne partage
pas totalement l'avis péremptoire de
ceux qui affirment actuellement, à l'instar de Claude Jannoud, (dans son livre
« L'envers de l'humanisme ») que « l'homme doit
aujourd'hui comprendre que le passé ne peut plus enseigner grand-chose ».
Bien au contraire je pense qu'il faut, toujours, accorder à l'Histoire,
lorsqu'elle est bien écrite, tout l'intérêt qu'elle mérite, pour mieux assumer
et mieux façonner notre avenir, même si chaque génération - et cela est normal-
continuera à avoir sa propre lecture du passé. Ceci étant, il n'en demeure pas
moins vraie, que l'histoire dénaturée, falsifiée et schématisée à l'extrême,
n'enseigne plus rien et rebute les meilleures volontés.
Nonobstant l'intérêt que je
porte à l'Histoire, je n'est jamais été de ceux qui partent à la découverte de
l'avenir uniquement à travers le passé et je n'est jamais pensé qu'un simple
retour au passé peut nous permettre de construire notre avenir; il faut, certes
, bien connaître le passé ,mais il faut vivre sans complexes et pourquoi pas «
avec passion la modernité » dans ce qu'elle a de beau, ce qui n'exclut
nullement la préservation des valeurs positives de l'identité et de la
spécificité nationale.
RACHID SFAR
11.03-2005.
PREMIERE PARTIE
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SOUVENIRS D’ENFANCE.
LES MESSAGES LEGUES PAR TAHAR SFAR.
1903-1942 .
« On ne doit aux morts que la vérité. » Voltaire.
Mensonge ou vérité cette phrase attribuée par certains auteurs à
Plutarque:
« L'INGRATITUDE ENVERS LES VRAIS GRANDS HOMMES EST LA MARQUE
DES PEUPLES FORTS »
TAHAR SFAR ETUDIANT A PARIS 1926
CHAPITRE 1
--------
UN ETUDIANT QUI
SORT DE L'ORDINAIRE
1903_1928
TERENCE: « RIEN DE
CE QUI EST HUMAIN NE M'EST ETRANGER... »
C'est dans une presqu'île merveilleuse de la côte est de la Tunisie,
dénommée depuis la nuit des temps « Cap-Africa » et sur
laquelle fut édifiée la première capitale de la dynastie musulmane des
Fatimides, Mahdia, que naquit mon père un 12 novembre de l'an 1903 dans une
famille dont les origines remontent à la première vague d'occupation
ottomane et qu'on pouvait considérer
comme appartenant à la classe moyenne selon la signification et les caractéristiques
actuelles de cette catégorie sociale.
Mon grand père Mustapha
notaire, à l'époque, bien connu et respecté dans sa ville, choisit pour son
deuxième fils le prénom de Tahar, « le pur », après
avoir donné la préférence pour son aîné celui de Sadok « celui
qui dit la vérité » respectant ainsi
une symbolique qui mettait en exergue dans le choix des prénoms les
valeurs sociales qu’on souhaitait promouvoir dans la communauté.
La famille Sfar, tant sa
branche « tunisoise » que sa branche « mahdoise »
serait – selon les informations recueillies auprès de mon grand-père maternel
Mohamed Sfar - la descendante d'un officier d’origine macédonienne de l'armée
turque (l'équivalant d'un général de corps d'armée ) qui fit partie des
premiers officiers de l'occupation ottomane et qui fut en garnison pendant
quelques temps à Tunis, où il contracta un premier mariage avant d'être affecté
à la défense de la ville de Mahdia où il
résida le plus clair de sa vie, contractant d'autres mariages avec des femmes du
pays et effectuant des missions de pacification ou de reconnaissance sur
l'ensemble du sud tunisien plus particulièrement, avec semble t-il, des
incursions jusqu'en Tripolitaine (actuelle Libye) où il aurait guerroyé avec succès.
L’historien tunisien Ahmed Ibn-Abi-Diaf , dans son célèbre ouvrage « Ithaf Ahli
azaman » achevé en 1872, signale parmi les péripéties sanglantes et les
querelles pour le pouvoir des premières années de l’occupation de la Tunisie
par les troupes ottomanes, la rivalité qui a opposé « Othman Dey »
prétendant au pouvoir dans la capitale à « Sfar Dey » au
alentour de l’année 1591.( Deuxième partie du Tome I, page 28 de l’édition
du Ministère tunisien des affaires culturelles préfacée par le Ministre de la
culture A. Hermassi.)
Les familles Sfar sont nombreuses dans la ville
de Mahdia, à tel point, qu'il a fallu ajouter un deuxième nom pour distinguer
des familles dont le lien de parenté précis avait disparu tant de l'état civil
que de la connaissance des anciens généalogistes.
J’ai gardé des souvenirs d’enfance très vivaces notamment de mon grand-père maternel, Mohamed Sfar,
notaire également de profession, qui, parfois sans s'en rendre compte, se laissait
aller à grommeler en prononçant quelques mots en langue turque, quand, enfants
turbulents, nous finissions, mes cousins et moi, par le mettre hors de lui par
notre tintamarre en jouant dans la cour de sa maison de Rédjiche, dans la
banlieue de Mahdia.
Mon grand père paternel
Mustapha, formé exclusivement à l'Université Zaytuna de Tunis était comme la
grande majorité des tunisiens à l'époque
très attaché à nos traditions arabo-musulmanes, ce qui l'a amené à veiller,
souvent avec sévérité, à donner à ses enfants une éducation respectueuse des
valeurs que la communauté des « Mahdois » considérait devoir être
celle de l'honnête homme, ,citoyen modèle pour la Cité. Il a tenu à apprendre
lui-même, à ses sept enfants (quatre
garçons et trois filles ) les premières « sourates » du Coran
avant de les inscrire dans le « Kuttab » du quartier, petite
salle jouxtant la salle de prière d’une petite mosquée, et qui faisait office
d'école maternelle. Le répétiteur ou « Muadib » de Tahar Sfar
au « Kuttab » fut le cheikh Hassen Fodda, une personne de
solide culture islamique qui habitait dans la même rue que celle où se trouve
la maison de mon grand-père.
Ma grand mère « Aïcha »,
dont l'origine est également turque(elle
est née d'une famille dénommée jusqu'à ce jour « Turki »),avait
un don particulier pour raconter à ses enfants, puis à ses petits enfants les
versions pudiques des comtes des "milles
et une nuit" les faisant vivre ainsi un monde merveilleux et
contribuant ,sans le savoir, à développer en eux la faculté du rêve et celle de
l'imagination créatrice.
A l'école primaire « franco-arabe »
de l'époque mon père sortant d'un cocon familial très protecteur a eu, semble
t-il, quelques difficultés d'adaptation dans un nouvel univers où il
découvrait, pour la première fois, les contradictions entre les messages
éducatifs inculqués par ses parents et la réalité des comportements humains,
même dans celle du monde de l'enfance. Il a eu la chance d'avoir parmi ses
enseignants à l'école le Cheikh Mohamed Abdessalem, le père de M Ahmed
Abdessalem qui fut le premier recteur de l'Université de la Tunisie
indépendante. Cheikh Mohamed Abdessalem qui enseignait à l'époque surtout
"l'éducation islamique "expliquait déjà à ses élèves que l'Islam
était avant tout tolérance ,ouverture d'esprit, encouragement à la maîtrise du
Savoir,et attachement à une éthique porteuse de Valeurs Universelles;déjà il
avait le courage de dire à ses élèves que
l'islam devait constamment faire l'objet de réflexions des
"Fakihs" pour l'adapter à l'évolution de la société et notamment au
progrès de la science.Plusieurs générations de Mahdois transitant par l'école
primaire de Mahdia,sont redevables au Cheikh Mohamed Abdessalem de cette foi
sereine et tolérante, de cette très forte conviction en une impérieuse
nécessité de recourir à "El-Ijtihad" pour que l'Islam ne devienne pas
un prétexte à l'archaïsme , au sous développement , à l'asservissement de la
pensée et au fanatisme.
Tahar Sfar ne s'est révélé à
l'école que tardivement nous,ont rapporté, certains de ses instituteurs et de
ses camarades de classe , et ce n' est qu' en année terminale de l'école primaire de Mahdia que,Tahar Sfar
s'est brusquement distingué par ses bons résultats scolaires: Aussi c'est avec
panache qu'il accéda à la première année
de l'enseignement secondaire du Collège Sadiki où il effectua un cursus
remarquable se faisant attribuer dans
les différentes matières enseignées des Prix d'honneur. Après le Diplôme de fin
d'études du Collège Sadiki, Tahar Sfar a été inscrit au Lycée Carnot de Tunis à la première année du baccalauréat. Sa
maîtrise de la langue arabe et celle de la langue française s'affirmèrent
davantage et sa grande passion pour la lecture des grands maîtres tant de la
pensée arabe que française lui fit
découvrir précocement la grande richesse des idées qui agitaient les élites du
Monde. Cela fut possible particulièrement grâce aux facilitées qu'il a obtenu
auprès de la bibliothèque nationale et de la bibliothèque de l'Association la Khaldunya
toutes deux au souk El Attarine.
Tahar Sfar quitta le lycée Carnot un an avant Habib Bourguiba, avec un
baccalauréat série philosophie et, malgré sa participation à un voyage d'études
et de sensibilisation à Paris sous la conduite de ses professeurs du lycée et
nonobstant les recommandations unanimes de ses maîtres pour continuer ses
études à la Sorbonne, il répond au désir de mon grand-père et accepte la
proposition qui lui était faite, à sa sortie du lycée, d'assurer la direction de l'Ecole "El-Arfania"à
Tunis, rue El-Ourghi, pour y engager de profondes réformes.
Il s'agissait d'une école libre crée par la
Société Musulmane de Bienfaisance et dont
certains membres éminents du conseil d'administration, comme, Taïeb
Radouane et El-Arbi Mami, n'étaient satisfaits ni des résultats scolaires ni de
la gestion administrative et financière. Un des principaux membres de ce
conseil, Si El-Arbi Mami (le parent où
peut être même le père du martyr le docteur Abderrahmen Mami qui fut assassiné
par la "main rouge" pendant les années 1950) une personnalité très
estimée à la Marsa, ami de mon grand père Mustapha et qui fut une sorte de
correspondant très attentionné pour mon père pendant ses études à Sadiki et à
Carnot à telle enseigne qu'il le considérait comme son fils, influa plus
particulièrement sur lui, pour achever de le convaincre de répondre favorablement
à cette sollicitation qui lui permettait de mettre en pratique ses idées sur la
réforme de l’enseignement.
Tahar Sfar pensait déjà à
l'instar de la grande majorité des intellectuels tunisiens de l'époque, que
l'avenir de son Pays passait par le développement d'une éducation
"moderne" auprès de toutes les couches de la population, il était
plus particulièrement influencé par la pensée et les idées du visionnaire
"Ibn Khaldoun" sur l'éducation ,la formation ,les
sciences et les déficiences de l'enseignement dispensé, en son temps dans le
monde musulman ; il accepta de sacrifier momentanément la poursuite de ses
études supérieures pour diriger l'école libre El-Arfania et mettre ainsi en
pratique ses idées sur les réformes de l'éducation. Dés le premier trimestre de
l'année scolaire les principaux membres du conseil constataient avec
satisfaction les changements intervenus et les progrès réalisés à l'exception
de ceux qui trouvaient peut être leurs comptes dans les errements de l'ancienne
gestion et qui me manquèrent pas de tenter une cabale contre celui qui
apportait de la transparence notamment dans la gestion financière de
l'établissement. Cela fut l'occasion pour mon père d'être confronté, pour
la première fois de sa vie, à
l'ingratitude des partisans du statut-quo.. Cette cabale fut également
l'occasion pour les
"réformateurs", qui ont fait appel à mon père, de rédiger et d'éditer
un petit fascicule en langue arabe ayant pour titre "Pages blanches et
pages noires", explicitant l'intérêt des actions engagées avec
succès à la satisfaction quasi-générale,
même celle des élèves et cela malgré les efforts supplémentaires que leur
demandaient les nouveaux programmes d'enseignement. l'appui des membres
consciencieux du conseil permit à Tahar Sfar de surmonter sa première déception
dans la vie et de mener à terme son action de mise en place et de démarrage des
mesures d'assainissement et de modernisation."Nulle décision, nous dit
André Démeerseman dans son livre sur Tahar Sfar, n'est plus révélatrice du désintéressement
fondamental et du besoin de dévouement de Tahar Sfar...Se voyant encouragé dans
son dessein par des hommes qui appréciaient sa double culture et sa science
pédagogique, ce jeune homme de 19 ans se révéla un directeur d'école étonnant.
Avec un instinct sûr, il soigna les plaies de l'organisation: niveau culturel
des instituteurs, administration,
programmes et méthodes.
Des instituteurs, il exigea
les connaissances, les diplômes
( pour les instituteurs par exemple: le tatwie, le diplôme d'études
secondaires de la Grande Mosquée ou le baccalauréat) et la valeur morale. Il
leur garantit en contre parti un traitement convenable. Jusque là ,à cause de
la modicité de ses ressources et de son orientation vers l'aide matérielle, la
Société de bienfaisance avait cherché des instituteurs"à bon marché".
Des élèves, il réclama un effort de pensée personnelle et leur imposa un
programme de langue arabe (langue,littérature,coran,exégèse,hadiht),
de langue française, de sciences positives. Bref il mit en jeu les
ressources inépuisables de son talent. Tahar Sfar se maintint à sa place de
directeur jusqu'en juillet 1924.Le 24 février ,il présentait un rapport qui eut un certain retentissement;
mais il ne tarda pas à donner sa démission ,parce qu'il ne jouissait plus de la
liberté nécessaire à sa fonction...Au total, le bilan était loin d'être
négatif: cette expérience de dévouement librement choisie lui avait permis de
mieux tracer sa voie."Nous pouvons ajouter ,à ce que
dit Demeerseman, que les idées Ibn Khaldoun et ses nombreuses réflexions sur le
système éducatif ont été d'un grand secours pour Tahar Sfar dans cette mission
de formation, lui qui aimait lire et relire ce philosophe arabe du XIVe siècle
qui fut bien en avance sur son temps et qui, par notamment ses réflexions
pédagogiques et méthodologiques, contribua à développer cette prise de
conscience collective des élites tunisiennes dans l'importance d'une éducation
rationaliste et ouverte sur la science et la culture.
Conseillé ,toujours, par ses professeurs-qui
avaient déjà recommandés depuis 1922 de l'envoyer en France ,avec une bourse du
Collège Sadiki,- et très encouragé par Habib Bourguiba,qui venait d'obtenir son
baccalauréat et qui était déjà un grand ami depuis Sadiki, Tahar Sfar finit par
se rendre à Paris,la même année que Bourguiba, pour suivre aussi bien les cours
de la licence en littérature française que ceux de la licence en droit: Rien ne
vaut la lecture des souvenirs de Tahar Sfar rédigés pendant son exil, en 1935,
dans le Sud tunisien à Zarzis pour restituer au lecteur l'état d'esprit et la
psychologie de cet étudiant pas ordinaire qui a su mener à bien des études
assez diversifiées et nourrir sa grande
passion pour des lectures très
éclectiques tout en livrant libre cours à son penchant naturel pour la
méditation et même on peut le dire pour
la rêverie, tout cela avec des activités politiques qui se dessinaient déjà à
travers sa participation aux travaux préparatoires du groupe constitutif de
l'Association des Etudiants Musulmans du Maghreb Arabe, et à travers son
assiduité aux nombreuses conférences de caractère politique, économique et
culturel dont foisonnait le Quartier Latin: "Assis sur un tertre
couvert de verdure, de fleurs jaunes et de coquelicots écarlates (il s'agit
de la campagne de la ville de Zarzis) ,je me suis amusé à faire naître mes
souvenirs de vie parisienne;nous raconte Tahar Sfar, je me rappelais, nous
dit‑il, mes longues promenades le long des boulevards
(Sébastopol,Observatoire,Denfert-Rochereau,etc...), mes rêveries au jardin du Luxembourg, au
jardin des plantes, au Parc Montsouris, les noms des hôtels que j'ai habités
tour à tour ,leur situation, la position de la chambre que j'occupais dans
chacun de ces hôtels, la disposition du mobilier dans ces chambres, mes voyages
à Versailles, au Bois de Boulogne, à Antony ,à Bourg la Reine, à Robinson, mes
flâneries dans les rues, mes visites aux musées, mes veillées aux cafés de
Montparnasse. A Paris j'étais partagé entre l'étude et la flânerie;je vivais
constamment dans l'air surchauffé des bibliothèques(Faculté de Droit, Sciences
Politiques ,Sainte Geneviéve, etc..)ou dans l'atmosphère des rues et des
routes;il m'arrivait souvent la nuit de traverser Paris ,de marcher dans cette
grande ville, au hasard, sans but, sans destination ,sans itinéraire ,passant
des rues étroites et obscures aux grands boulevards étincelants de
lumière ,pleins d'une foule bruyante, du bruit strident des véhicules, Quand il
fait beau temps ,ce sont de longues promenades au dehors, dans la banlieue, en
pleine campagne ,ou au milieu des chantiers ouvriers. Mes
La photo ci-dessus montre Tahar Sfar exilé à Zarziz au sud tunisien en janvier 1935
Sfar est eveloppé d’un burnous et est entouré des membres du 3eme
bureau politique du Néo-Destour venant lui rendre visite de Tunis.
Un peu plus loin Tahar Sfar
nous cite le mon des hôtels et l'adresse des chambres où il a séjourné:"A
Antony et à Bourg la Reine avec ses camarades Bahri Guiga et Aloulou,à la Cité
Deutch de la Meurthe où il occupe la chambre libéré par son camarade Habib
Bourguiba..On voit ,nous dit toujours Tahar Sfar,que outres mes pérégrinations
et promenades mes études me transportaient de
la Faculté de Droit,à la Faculté des Lettres,Place de la Sorbonne,et de
celle-ci à l 'Ecole des Sciences Politiques, Boulevard Saint-Germain, rue Saint
Guillaume; j'allais aussi quelquefois, au cours de la 3e année, à l'Ecole des
Langues Orientales."Mes distractions furent, outre les promenades, le
théâtre et quelquefois le cinéma;j'ai assisté à des représentations de la
Comédie Française,du Claye, du Théâtre de la Renaissance, de l'Ambigu, du
Théâtre des Variétés de l'Odéon, du Gymnase et de quelques autres
théâtres;jamais je n'ai mis les pieds dans un dancing ou un casino ,sauf une
seule fois au Moulin Rouge...;je regrette de ne pas être allé aux Folies
Bergères, où , dit-on, il y a des spectacles ravissants".
A Paris, Tahar Sfar hésita pendant sa première année universitaire
entre une carrière de professeur de lettres et de philosophie, qui semblait
mieux correspondre à sa vocation naturelle, à ses dons pédagogiques innés et à
sa passion intense pour la lecture, et une carrière dans le Barreau, où le
métier d'avocat lui offrirait plus d'occasions d'être en contact avec le vécu
quotidien de ses concitoyens, et d'être également plus disponible, et mieux
préparé à un combat dont il entrevoyait déjà les prémisses et esquissait avec
Bourguiba les grands axes, mettant déjà
l'accent sur l'importance de l'exclusion de
l'utilisation de la violence en politique ,et essayant, aussi, de tirer
des leçons des efforts de tous ceux qui les ont précédé dans la voie des
réformes et de la lutte politique pour le rétablissement de la souveraineté de
la Tunisie. On retrouvera les traces de cette conception des modalités de la
lutte dans certains des nombreux articles que publiera Tahar Sfar de 1931 à
1938 notamment dans" La Voix du Tunisien" d'abord, dans "L'Action
Tunisienne" ensuite:
A titre d'exemple citons d'ores et déjà ces deux extraits assez
significatifs:
-
sous le
titre "La Souveraineté Tunisienne",Tahar Sfar nous dit
"...Le monde ,certes ,n'est pas gouverné par la Raison et par la
logique, et ici comme en beaucoup d'autres choses, ce sont les forces en
présence qui ont déterminé l'évolution du protectorat et qui ont imprimé aux
institutions tunisiennes leur véritable direction. Par les textes aussi bien
que par la pratique quotidienne,la souveraineté a été amputée de ses attributs
essentiels et vidée pour ainsi dire de sa propre substance; de multiples
atteintes lui ont été portées, soit d'une manière nette et précise à la suite
de lois qui consacrent de véritables amputations, soit d'une façon insensible
et progressive par le phénomène de l'usure des institutions tunisiennes et leur
dépréciation....Et il appartient alors au peuple protégé, conscient de ses
droits, d'élever la voix, pour rappeler à la nation protectrice ses engagements
et lui demander de veiller à l'application des traités qu'elle a promis
solennellement de respecter."
-
-Sous le titre encore de "La Souveraineté
Tunisienne en Droit".Tahar Sfar, nous dit aussi, en citant des
juristes français:" En ce qui concerne la Tunisie,si l'on se rapporte
aux deux traités du 12 mai 1881 et du 8 juin 1883,on constate qu'en droit,
l'autorité de la puissance protectrice est des plus restreintes et qu'elle ne
s'exerce que sous une forme très atténuée, le Traité du Bardo laissait au Bey
son entière autorité au point de vue intérieur, et le Traité de la Marsa n'est
venu la modifier qu'en la limitant par le droit accordé à la France de mettre
en oeuvre les réformes qui lui paraîtraient utiles, mais avec obligatoirement,
l'assentiment du Bey.. »
Dés la fin de la première année
universitaire,( juin 1924) Tahar Sfar optait pour une carrière dans le barreau tout en
n'excluant pas, pour le futur, l'enseignement surtout du Droit et de l'Economie
Politique .Il nous dira plus tard dans ses mémoires d'exil à Zarzis :"En
m'analysant assez profondément, il me semble que je suis composé d'une
personnalité double et juxtaposée ,l'une éprise de vie rangée, concentrée,
méditative, amoureuse de solitude, de calme, de recueillement; l'autre au
contraire emportée par la fièvre de l'action, pleine d'ambition ,prise par le
désir de bâtir, de vivre d'une vie intense, de s'étourdir par l'activité
débordante, les relations, les fréquentations, de se multiplier et de se
diversifier en mille nuances et de mille manières. Et tour à tour dans mon
existence passée, soit à Mahdia, soit à Tunis, soit en France, j'ai été l'une
et l'autre de ces personnes-là".
Habib Bourguiba ne nous a pas
parlé des idées et de la vision pour
l'avenir de la Tunisie dont il avait largement débattu avec son camarade
d'études et surtout pas des différences notoires entre leurs deux personnalités
et cela, nonobstant, la profonde connaissance qu'il avait de la pensée et de
l'itinéraire intellectuel de celui qui resta son fidèle ami dans l'adversité
même lorsqu'il ne partageait pas certains de ses choix, ou certaines de ses initiatives: Tahar Sfar,
pour sa part, a souvent signalé à mon
grand père Mustapha que Bourguiba semblait,
pendant la période de leurs études du moins, apprécier la confrontation
libre des idées et qu'il se disait complètement
d'accord avec lui pour faire en sorte que le combat politique qu'ils comptaient
entreprendre ensemble devrait être une occasion privilégiée pour l'enracinement
de mentalités propices au développement d'une authentique démocratie dans une
Tunisie maîtresse de son destin; et ce n'est pas sans raison profonde que Tahar
Sfar avait introduit son discours
d'ouverture du Congrès constitutif du "Neo-Destour"à Ksar-Helal en
1934 en insistant sur le caractère fondamentalement démocratique que doit
revêtir l'action du nouveau parti « à l'instar des partis
réellement démocratiques de certains pays occidentaux ».
A ce stade de notre narration,
nous pouvons souligner déjà, qu'Edgar Faure rapporte dans ses mémoires(tome
2 pages 192 et 194 ) que lors de la première audience qu'en tant que chef
du gouvernement français il accordait à Bourguiba un jeudi du 21 avril 1955,
l'entretien avait commencé par une introduction dont Tahar Sfar était le
centre. "notre conversation ,nous raconte Faure,trouva d'emblée
son point d'harmonie: nous avions, l'un et l'autre, fréquenté à la même
époque la faculté de droit de Paris, quoique avec un certain décalage entre nos
années de scolarité;...je lui parlai de son compatriote Tahar Sfar qui collectionnait
les prix dans les concours de fin d'année où je
récoltais d'honorables accessits. Tahar Sfar n'avait pas retrouvé dans
sa carrière professionnelle le rythme bondissant qui l'avait soulevé dans ses
études. Avocat à Tunis ,il y végétait
car les grandes causes vont dans ,les cabinets français.".
Nous nous souvenons, tous,
jeunes et adultes tunisiens, à l'époque, de cet entretien historique du 21
avril 1955 à Paris entre E. Faure. chef du gouvernement français et H Bourguiba
chef du Néo-Destour;entretien destiné à tenter de dépasser les réserves qui
bloquaient encore les négociations, sur certaines dispositions du texte des
conventions, qui ont constitué ce qu'on a dénommé"protocole d'accord"
de l'autonomie interne de la Tunisie. Habib bourguiba était alors pour la
première fois reçu officiellement, par le chef du gouvernement français,
quoique encore uniquement chef du Néo-Déstour, ce qui devait signaler déjà a
tous sa qualité de "décideur incontournable pour les grands changements
qui se préparaient dans les relations Tuniso-Françaises." Quand en 1985, alors que j'étais ministre de
la Santé, Edgar Faure,de passage en Tunisie,où il aimait souvent venir, me
remis un exemplaire dédicacé du deuxième tome de ses Mémoires il ne manqua pas
de me signaler que jusqu'à une date relativement récente il ignorait les circonstances de la mort de mon
père et il ne comprenait pas pourquoi Bourguiba ne lui en avait pas parlé alors
que le cursus universitaire et les grandes qualités de "cette grande
figure tunisienne" ont été évoqués à plusieurs reprises en préambule de ce
premier entretien historique avec Bourguiba. E.Faure semblait persuadé à
l'époque que Tahar Sfar encore vivant devait jouer un rôle important dans la
Tunisie nouvelle. Je laisserai le soin, aux historiens de métier, d'expliquer
les raisons certainement d'ordre psychologique qui ont fait que Bourguiba n'a
jamais parlé ni en public ni en privé du contexte dans lequel Tahar Sfar est
mort sauf pour nous dire "combien il regrette d'avoir entraîné ce grand
penseur avec lui dans la tourmente politique". A l'occasion de ses
diverses conférences sur son combat politique alors qu'il était chef de l'Etat,
Bourguiba a rarement témoigné objectivement de l'apport et du rôle de ses
compagnons de lutte, il s'est même permis d'affirmer dans ses diverses
déclarations publiques que Tahar Sfar, à l'instar du Docteur Mahmoud Materi ,
de Bahri Guiga, du cheikh Tâalbi et d'autres militants, aurait été en quelque
sorte, un témoin à charge , pendant les interrogatoires du procès des
responsables du Néo-Destour après les
événements du 9 avril 38. Ces affirmations se fondaient sur une
interprétation partisane des faits et sur la base d'une lecture, à mon avis,
quelque peu subjective des procès verbaux des interrogatoires de ce procès;
Bourguiba a même affirmé que ses camarades de combat se sont reniés devant le
juge d'instruction, alors qu'une lecture attentive des procès verbaux montre
avec évidence que les camarades de bourguiba n'ont fait que confirmer, ce qui
était connu de tous à l'époque, à savoir, les différences de point de vues qui
sont apparues avec Bourguiba ainsi que d'autre camarades de lutte sur la
manière de conduire l'activité du Parti, plus particulièrement, avant et
pendant les événements du 8 et 9 avril 38.
J'apporterai dans le chapitre suivant de cet ouvrage un témoignage qui
pourrait faire l'objet de débats sereins et ouverts à d'autres interprétations
que celles que j'apporte, pour faire un peu plus de clarté au sujet des
tragiques événements qu'a vécu la Tunisie le 9 avril 1938 et sur lesquelles les
historiens et même certains militants du Néo-Destour,à juste titre d'ailleurs,
continuent à se poser encore plusieurs questions."S'agit-il,en ce qui
concerne la journée du 9 avril, d'un mouvement de révolte spontané récupéré par
le parti? S'agit-il, plutôt, d'une manifestation bien organisée et encadrée par
le parti comme il savait et pouvait le faire, surtout depuis sa création en
1934 et comme cela a été le cas d'une manière indiscutable pendant la journée
du 8 avril 1938? S'agit-il d'une action mûrement réfléchie, décidée par
Bourguiba sans l'accord, de l'ensemble des membres du Bureau Politique,
s'inscrivant dans une stratégie pour le long terme et dont le parti devait
assumer toutes les conséquences?
Les procédures démocratiques
pour décider de l'orientation du Parti et du programmel de ses activités,
dumoins, les plus importantes,- procédures que tous les responsables du bureau
politique de l'époque, s'étaient engagés solennellement à observer,- ont t'elles
été respectées pour le déclenchement des manifestations, et surtout celles du 9
avril, s'il s'avère que celle-ci avait été organisée? Autant, de questions qui
méritent encore la poursuite des investigations, des réflexions, et des
recherches me semble t-il.
L'ancien syndicaliste, l’ancien
chef scout et le sympathique éducateur que fut notre camarade Boubaker Azaïz se
pose publiquement, jusqu'à une date toute récente, des questions similaires
dans les colonnes de la revue "ESSABIL" l'organe de langue arabe des
scouts tunisiens dans un numéro de l'année 1996 sous le titre"Autour
des événements du 9 avril.un point d'interrogation?"...Nous y
reviendrons...
Mon père passait ses vacances
universitaires souvent dans sa ville natale Mahdia, il ne manquait jamais de
répondre notamment aux invitations de l'association culturelle El-Nachia
El-Adabia, qui à été crée dés l'année 1922, pour organiser et animer des
causeries et des conférences aussi bien de caractère littéraire qu'historique
et scientifique, il expliquait entre autre à ses cadets ce qu'il considérait
être les facteurs essentiels et déterminants du progrès des collectivités
humaines en mettant toujours l'accent sur l'importance de l'enracinement dans
les valeurs universelles, du civisme collectif, de la nécessaire maîtrise des
sciences, et de l'esprit d'organisation et de méthode. Il rappelait ,dans le
détail, l'apport arabo-musulman au savoir universel et explicitait les voies
qui, selon lui peuvent conduire notre pays vers un progrès authentique. .Parfois
Habib Bourguiba venait rejoindre son camarade à Mahdia dans la maison de mon
grand père dans la proche banlieue de la Médina dans un quartier dénommé à
l'époque "Le Rémel" et dans la rue qui porte aujourd'hui, le nom de
Jean Roux, un journaliste et écrivain français qui aida beaucoup par sa plume
la Tunisie et Bourguiba dans la phase ultime de libération du Pays .
Quoique de personnalité, et de
tempérament fort différent, Tahar Sfar et Habib Bourguiba avaient une grande et
sincère estime l'un pour l'autre; ils se complétaient souvent dans les analyses
qu'ils effectuaient tant sur l'actualité politique en Tunisie qu'en France.
Pendant toute la période couvrant leurs études à Paris c'est à dire de 1924 à
1927 ils avaient en effet très souvent de longues discussions ,tant à Paris que
pendant leurs vacances à Mahdia sur des thèmes très divers et plus
particulièrement sur la situation politique, économique et sociale qui
prévalait en Tunisie ainsi que sur les grands courants qui agitaient le monde
en ce premier quart du XXé siècle.
Certains témoins des"
causeries" des deux amis nous ont signalé le net ascendant qu'avait Tahar
Sfar sur son camarade en raison notamment de son érudition, de sa grande
capacité d'analyse et de synthèse ,de son honnêteté aussi bien intellectuelle
que matérielle et de l'authenticité de son abnégation envers son pays. Cet
ascendant semble avoir trouvé son apogée quand Tahar Sfar avait été amené à
user, avec succès, de toute sa force de persuasion pour convaincre son ami de
ne pas suivre "les bons conseils de ceux qui lui recommandaient de ne
pas s'encombrer d'un enfant"(qui fut son fils unique) alors qu'il
n'avait pas encore achevé totalement ses études et qu'il se préparait à un long
combat. Habib Bourguiba ne nous a rapporté de ses entretiens avec Tahar Sfar
que certaines des plaisanteries qui égayaient parfois leurs veillées et leurs
promenades en mer à Mahdia; il aimait plus particulièrement répéter chaque fois
que le nom de Tahar Sfar était évoqué en sa présence-- pour détendre l'atmosphère
autour des personnes qu'il invitait à sa table de Président de la République--
,comment il s'est employé à démystifier l'admiration qu'aurait eu mon père pour
une guérisseuse à Mahdia qui soignait ,à l'époque ses visiteurs malades en
faisant, chaque fois, sortir de leurs
yeux ou de leurs doigts soit des débris
de verre soit des vers de terre: Bourguiba raconte qu'il eut l'idée de se faire
blesser légèrement un doigt et s'est rendu en compagnie de mon grand père et de
mon père à la consultation de celle qu'on dénommait alors "Essghaïra"
et qui comme à l'accoutumé fit sortir du
doigt de Bourguiba les habituels débris ; devant l'hilarité générale notre
guérisseuse sans être désarçonnée le moins du monde affirma à ses consultants
"que c'était certainement de très anciens morceaux de verre et Dieu
dans grande miséricorde a bien voulu en ce jour heureux en débarrasser le corps
de Bourguiba pour son grand bien, et pour lui assurer une longue
vie".
Tahar Sfar, pour sa part,
quand en famille on évoquait le nom de Bourguiba, aimait rappeler, me disait souvent mon grand père
Mustapha, l'importance qu'avaient revêtu pour lui ses débats d'idées très
variés et ses discussions libres et très animées tant avec Habib Bourguiba
qu'avec ses autres camarades notamment pendant ses études à Paris, car
disait-il, “ la vérité est une quête permanente et j'éprouvais toujours
une grande sérénité chaque fois que j'avais l'occasion de confronter mes idées
et mes impressions avec les autres. ”. Certains de ses camarades
disaient de Tahar Sfar qu’il “ philosophait trop ” !
A Demeerseman dans son livre sur Tahar Sfar " Là-bas à Zarzis
et maintenant" édité par la Maison Tunisienne de l'Edition en 1969
nous dit ceci:" Que Tahar Sfar soit un philosophe, personne n'en doute,
mais qu'on veuille le faire passer pour un poète, l'affirmation pourra paraître
paradoxale. Elle correspond pourtant à la stricte vérité. Si l'on admet avec
André Rousseaux, que tout homme est un poète possible, on peut discerner
aisément ce que sont chez Tahar Sfar les conditions qui prédisposent à la
conception lyrique: L'IMAGINATION ET LA SENSIBILITE. L'imagination lui permet d'évoquer le passé
en GRANDES FRESQUES MAJESTUEUSES et d'avoir LA VISION PREMONITOIRE DE L'AVENIR.
La sensibilité lui donne d'être péniblement et douloureusement affecté par
l'ingratitude et l'incompréhension des hommes, Il décrit avec une émotion
communicative la misère du peuple tunisien, il a l'intuition fulgurante du tragique de la condition humaine.
Cependant la fidélité à son propre témoignage, si elle nous permet de croire
qu'il a aimé la poésie ,invite à ne pas le classer dans la catégorie des
artistes purement imaginatifs. Sa pente l'entraîne ,avoue-t-il, vers la
philosophie, la science. Mais est-ce là un argument décisif? Que chez lui les
images se spiritualisent et se transforment en idées qui s'adressent à
l'intelligence, serait-ce là un indice probant de l'absence d'une vocation
poétique? C'est le contraire qui est vrai. UNE PENSEE AUSSI PUISSANTE QUE LA SIENNE CAPABLE DE
REPRENDRE CONTACT AVEC LES DONNEES ESSENTIELLES DES PROBLEMES, D'ATTEINDRE LE
COEUR DES CHOSES, N'ETAIT-ELLE PAS NORMALEMENT APPELEE A LA COMPREHENSION
POETIQUE DE LA VIE? POUSSÉ QU'IL ETAIT
VERS L'OBSERVATION INTERIEURE? SOUCIEUX PAR SURCROIT DE VALEURS VRAIES, ANXIEUX
JUSQU'A L'ANGOISSE DE LA CONDITION HUMAINE,IL N'ATTENDAIT EN VERITE QU'UNE
CIRCONSTANCE FAVORABLE POUR EXPRIMER CE QU'IL PORTAIT EN LUI...".
Il serait fastidieux et
difficile de donner une liste complète des écrivains, penseurs, historiens,hilosophes
et spécialistes d'autres disciplines qui ont influencé la pensée et le
comportement de Tahar Sfar tant les
lectures dont il a laissé la trace souvent sous forme de résumés
succincts, étaient nombreuses, mais on peut en toute certitude affirmer
qu'outre les grands classiques du"siècle des lumières" comme
Montaigne, Rousseau et Voltaire et outre les grands romantiques, le philosophe
Henri Bergson (1858-1942) et l'historien, père de la sociologie moderne,
Ibn-Khaldoun (1332-1406) pour ne citer que ces deux-là eurent une influence non
négligeable sur sa conception
profondément humaniste de l'évolution de la Cité idéale, pour laquelle il
voulait combattre dans son pays dés la fin de ses études. La vision
universaliste khaldounienne de la société humaine tel que décrite dans la
Muqaddima constitue une sorte de trame de fonds de la pensée de Tahar sfar.
Il aimait, en dehors
d'Ibn-Khaldoun et de Bergson, lire et
relire pour le plaisir nous disait-il, Tawq al-hamàma d'Ibn Hazm , Kalila wa Dimna
d'Ibn Al-Muquaffa, Al-Fawz-al-Asgar de Miskawayh ainsi que le journal de route
de ce grand voyageur arabe que fut Ibn-Battouta, qui nous a laissé un
incomparable panorama de l'Univers au 14é siècle. Tahar Sfar aimait également
revenir souvent aux oeuvres D'EL-Jahid, Del-Mouttannabi , d'Abou-Firas
El-Hamdani....,de Pascal, de Victor Hugo, de Tolstoï , de Musset....; Il
montrait, en matière de pensée politique, une grande admiration pour les idées
et le style de combat préconisé par Gandhi en Inde et il s'est laissé imprégner
par les premiers théoriciens de "la science politique" que fut
Montesquieu, Tocqueville, Sièyes, John Stuart Mill et d'autres encore.. Ce sont
ces penseurs qui lui ont fait croire en l'impératif de la formation dans son pays
pour sa libération "du citoyen actif, vertueux ,disponible, intéressé
aux affaires publiques et participant actif".
Tahar Sfar a, certes, lu le
"Prince" de Machiavel, mais il a été révolté par le cynisme de
ce conseiller-penseur, il avait replacé les" recettes et conseils" de
l'éminence grise des Médicis dans le contexte de leur époque de la" République
de Florence" dominées par les intrigues et les conflits entre
principautés ; il a toujours cru, peut être naïvement, que le processus
démocratique-aussi imparfait qu'il soit- qui commençait à se développer dans le
monde devait conduire inéluctablement sur le long terme à la négation du
« Machiavélisme » que beaucoup d’hommes politiques érigent
encore hélas en " art de gouvernement".
Tahar Sfar était profondément convaincu
que l'humanité devait progresser notamment par la réhabilitation de la morale
dans l'activité politique, il ne pouvait pas concevoir de progrès authentique
et durable dans la société sans le triomphe de la vertu.
Tahar Sfar, nous a laissé dans
ses cahiers de notes, des traces des cours qu'il avait suivi à Paris, ainsi que
les noms de certain de ses professeurs: Nous savons qu'il a suivi, en 1927, le
cours intitulé "la vie politique et le rôle de l'Administration"
de M Préhat, à l'Ecole des Sciences Politiques, comme il a suivi les cours, de
M Le Fur en Droit Public International, celui de M Jéze en Droit Public, celui
de M Capitant en Droit Civil, celui de M Truchy en Economie Politique, celui de
M Berthélemy en Droit Administratif et celui de M Deroy en Finances Publiques à
la Faculté de Droit; il a également assisté à certains cours sur la psychologie
de l'art du professeur Henri Delacroix à la Sorbonne. On sait que J-P Sartre
présenta en 1927,sous la direction du professeur Delacroix un diplôme d'études
supérieures intitulé"l'Image dans la vie psychologique: rôle et
nature", Tahar Sfar s'est peut être ainsi trouvé parfois assis, sans
le savoir sur les bans des mêmes amphis
que le futur grand philosophe et romancier français qui était de deux ans son
cadet.
Pour mieux saisir les
convictions, la pensée, l'itinéraire intellectuel et politique de Tahar Sfar il
parait utile, voir nécessaire de se
remémorer le contexte général de l'époque, à travers les événements les plus
importants que vécu notre région, la grande Europe et le reste du Monde, plus
particulièrement, pendant la période du séjour de Tahar Sfar à Paris.
Cette période fut en effet,
comme les précédentes, riche en signes annonciateurs de bouleversements
géopolitiques plus particulièrement en Europe, bouleversements qui ne pouvaient
pas dans le court et moyen terme ne pas avoir de répercussions sur notre
région.
Comment peut-on qualifier cette
période, 1924-1927 pleine d'ambiguïtés et qui constitue une sorte
d'aboutissement des efforts de reconstruction et de rattrapage des années de
guerre?Les discordances de la situation économique des pays occidentaux
paraissent, pendant cette période, déroutantes mais globalement le
rattrapage semble se réaliser, aux
Etats-Unis comme en Europe, le secteur immobilier joue le rôle de locomotive,
les nombres de logements construits atteignent des records; de même,
l'augmentation exceptionnelle de la productivité dans les industries françaises
notamment semble avoir permis de combler le retard accumulé depuis la veille de la guerre. La
période reste caractérisée toutefois par la fragilité de la solidarité des
Alliés et par des divergences sur l'épineux problème des réparations et des
dettes de la guerre. L'ébranlement
des impérialismes européens confirme la remise en cause de l'hégémonie de
l'Europe sur le monde et la diffusion des idées nouvelles dans les pays sous
régime colonial laissent entrevoir des possibilités crédibles de remise en
cause de l'ordre colonial: Dés 1919,les idéaux du président Wilson ont des
échos non négligeables et semblent sonner le glas du mythe de la mission
civilisationnelle de la colonisation. La désunion entre les vainqueurs de la
guerre apparaissait déjà depuis le rejet du traité de Versailles en 1920 par le
Sénat américain...
Ainsi, c'est dans ce contexte
complexe d'après guerre, qu'au cours, des années 24 à 27,les événements, que
nous allons brièvement nous remettre en mémoire, à titre purement indicatif,
semblent avoir retenu, à divers titres,
l'attention de l'étudiant parisien Tahar Sfar comme certainement celle de ses
camarades d'études. Ces événements ont fait l'objet soit de lectures dans des
revues spécialisées, soit de discussions et d'analyses avec ses camarades
tunisiens, maghrébins ou européens. Rappelons, que Tahar Sfar avait, pendant au
moins un an, habité dans la résidence universitaire de Belgique à Paris, après
un séjour à la cité Deutcht de la Meurthe, aux milieu des étudiants européens
et qu'il avait à cette occasion écrit à quelques amis à Tunis pour appeler déjà
ses compatriotes fortunés à rassembler des dons pour que la Tunisie puisse
édifier une résidence pour étudiant à Paris à l'instar de ce petit pays
qu'était la Belgique.
Tahar Sfar ne pouvait pas ne pas
réfléchir aux conséquences des événements qui retenaient son attention, à
l’époque, tant pour l'avenir des relations internationales que pour l'évolution
des idées et des courants profonds qui remuaient les sociétés occidentales.
Idées et courants qui ne pouvaient pas ne pas avoir d'échos en Tunisie et
d'influence sur l'avenir politique de son pays. Son inscription à l’Ecole libre
des Sciences Politiques de Paris, parallèlement à la Faculté de Droit et à la
Faculté des Lettres, témoigne de l’intérêt qu’il portait à la politique et de
sa volonté de ne pas l’aborder en dilettante ni d’une manière classique, mais
sur la base d’une démarche rationnelle et sur la base d’une certaine
méthodologie.
Ainsi Tahar Sfar suit avec
intérêt, avant même son départ en France, le déroulement de la Conférence de Paris
sur les réparations de guerre que l'Allemagne doit payer, il relève les
conséquences possibles, à l’échelle internationale, tant de l'occupation de la
Ruhr par la France, avec l'appui de la Belgique, en gage des réparations
allemandes, que la signature par la Grande Bretagne et les Etats-Unis de
l'accord sur les dettes interalliés, la condamnation du Pape Pie XI de
l'occupation de la Ruhr et l'attitude de
la Grande Bretagne qui estime, dans une première phase, également cette
occupation contraire au Traité de Versailles. Il relève toutes ces
contradictions et ces incohérences, alors que le fascisme se renforce déjà en
Italie où Mussoloni consolide son pouvoir par des arrestations massives de
militants socialistes et que Hitler se manifeste, bruyamment déjà, sur la scène
politique internationale par son putsch manqué à Munich et enfin que le Général
Primo de Rivera fait accepter au Roi Alphonse XIII l'instauration d'un
directoire militaire en Espagne.
Tahar Sfar perçoit les prémisses d'un
renforcement de l'interventionnisme
américain en Europe à travers
notamment la proposition des
Etats Unis de jouer
" monsieur bons offices"
dans le différent franco-allemand sur les réparations de guerre ,il note
également le peu d'intérêt de cette nouvelle puissance- qui émerge depuis la
première guerre mondiale- pour le Maghreb arabe, considéré encore comme "chasse
gardée de la France ,comparativement à l'intérêt grandissant qui se
manifestait déjà pour le "Machrék" arabe. Est ce qu'il
entrevoit déjà le début du déclin de l'Europe au profit de la montée en
puissance des Etats Unis qui se dessine après la première guerre mondiale? Nous
ne pouvons pas le savoir avec certitude à travers les écrits et les notes qu'il
nous a laissés.
Tahar Sfar tente aussi
d'analyser les conséquences historiques du Traité de Lausanne abrogeant le
Traité de Sèvres imposé à la Turquie en 1920 tout en suivant avec beaucoup
d'attention l'évolution de la situation politique dans ce dernier Pays où
Mustapha Kemal avait déjà proclamé la République dés octobre 1923 en engageant
un premier train de réformes importantes en Turquie. Certains commentateurs des
journaux parisiens de l'époque
signalaient que le Traité de Lausanne marque une date capitale dans l'histoire
de l'Europe et même celle du monde arabo-musulman; en effet pour la première
fois la Turquie, pays musulman est traitée comme une puissance occidentale et
la guerre contre les turcs qui devait avoir
pour effet de les repousser hors d'Europe contribue grâce au Traité de
Lausanne de rapprocher la Turquie de l'
Europe. En effet, depuis une décennie déjà, où même plus, une certaine élite
turque et une partie de la classe politique prônaient et militaient pour des
réformes qui s'inspiraient des institutions et de la dynamique du progrès
scientifique du monde occidental; et voilà que les pourparlers de Lausanne
s'achèvent, dés juillet 1923, d'une façon très favorable au gouvernement de
Mustapha Kemal qui obtient presque tout
ce qu'il souhaitait renforçant ainsi son autorité dans son pays et conduisant à
l'avènement de la République : les frontières de la Turquie d'Europe
redeviennent celles de 1914,la Grèce cédant la Thrace orientale jusqu'à
Maritza. En Asie, Ankara reçoit la Smyrne et l'Arménie occidentale. Certes les Détroits
sont internationalisés et surveillés par une Commission Internationale mais en
contre partie toutes les forces d'occupation étrangères évacuent le
pays, y compris Istanbul, la Grèce et la Turquie procéderont à un important
échange de population pour tenter de régler le délicat problème des
minorités.
La mort de l'homme politique et
du philosophe que fut Maurice Barrés focalise l'attention de Tahar Sfar, sur
l'itinéraire et la pensée de ce grand homme qui fut, avec Paul Painlevé et
Pierre Taittinger, dés le 2 février 1922 parmi les auteurs et les députés signataires d'un projet de résolution
en faveur de la Tunisie, ,( ce projet sera retirer par ses auteurs à la suite
de évènements intervenues en Tunisie en avril 1922,où on vit pour la première
fois un Bey, Mohamed Ennaceur ,tenter de soutenir les revendications des
nationalistes tunisiens) demandant la
promulgation avec l'accord du Bey de Tunisie, d'une "charte
constitutionnelle fondée sur le principe de la séparation des pouvoirs avec une
assemblée délibérante élue au suffrage universel, à compétence budgétaire
étendue et devant laquelle le gouvernement local serait responsable de sa
gestion" répondant ainsi aux sollicitations d'une délégation de
nationalistes tunisiens dépêchée à Paris en décembre 1920 et conduite par
notamment Tahar Ben Amar, Hassouna El Ayachi et Farhat ben Ayed. Cette
délégation, qui fut reçu en audience par le président du Conseil français,
s'est montrée plus modérée dans le fond et dans la forme en comparaison avec
les revendications déjà exprimées par l'ouvrage qu'avait publié en 1919 à Paris
A. Taalbi, avec l'aide d'Ahmed Sakka sous le titre de "La Tunisie
Martyre".
On sait que cette publication
intervient un an,a peu prés, avant la fondation à Tunis par notamment A Taalbi,
du premier "Destour",sous la dénomination officielle de "Parti
libéral Constitutionnel" .Tahar Sfar reproduit dans un de ses
cahiers d'études, un article, qui avait certainement eu sur lui une forte
impression ; il s’agit d’un article du journaliste Robert de Flers publié
à l'occasion de la mort de Barrés:"Il avait été un homme politique,
écrit Robert de Flers, dont la carrière avait embrassé une période très vaste:
il avait vu le boulangisme, le Panama, la guerre, le défaitisme et, en 1919, le
bolchevisme menaçant. Son cœur passionné des grandes traditions de la patrie
l'avait toujours et d'abord porté vers l'endroit où le drapeau lui semblait
engagé....il avait aussi été un homme de
lettres et une grande personnalité. Ceux qui n'apercevaient en lui que
nonchalance et que hauteur ne le connaissaient point. C'était en quelque sorte,
un passionné de sang froid qui poussait jusqu'au génie le don tantôt de
découvrir sous les réalités apparentes leur signification abstraite, tantôt de
communiquer aux abstractions le frémissement et l'ardeur de la vie....Nul poète
ne poussa à un point supérieur l'esprit philosophique; nul philosophe ne
consentit à goûter avec plus d'abandon et de délicatesse le spectacle du monde
extérieur...C'est ainsi que sa vision, à la fois impérieuse et docile des
grands aspects de l'humanité, accueillait tour à tour la magnificence d'un
satrape ou la discipline d'un janséniste. nous devons à cette mobilité
singulière l’œuvre éblouissante de diversité qui va de Du Sang, de la Volupté et
de la Mort, à la Colline Inspirée, du Jardin de Bérénice à l'Appel au Soldat,
des Fleurs aux lauriers."
Tahar Sfar semble avoir retenu de l'exemple de Barrés, le modèle de
l'intellectuel qui ne renie pas les valeurs auxquelles il est attaché même dans
l'action politique, tout dépend, en effet, de la finalité qu'on donne à cette
activité: exclusivement l'accès au pouvoir pour s'y maintenir à n'importe quel
prix et par n'importe quel moyen ou se mettre au service de son pays sur la base d'un
programme consciencieusement élaboré et démocratiquement adopté puis
scrupuleusement et métodiquement mis en œuvre.
En 1924,ce qu'on a appelé le
"cartel des gauches" devient majoritaire à la chambre des députés en
France, les radicaux et les socialistes triomphent et le président Millerand
est contraint de démissionner après que la Chambre ait renversé le cabinet
constitué par un de ses proches Francis-Marsal. Malgré cette démission, le
cartel des gauches n'aura pas la Présidence de la République. Gaston Doumergue est
élu président par 515 voix contre 309
voix au candidat de l'union de la gauche Painlevé. Cette défaite de Painlevé
était du essentiellement au vote des Radicaux du Sénat qui ne sont pas alignés
sur les Radicaux de la Chambre, leur radicalisme s'est accommodé à cette
occasion d'un certain conservatisme, et
le choix de Doumergue leur a paru plus sage. Tahar Sfar va s'intéresser
davantage, pendant cette période à la vie politique française, aux jeux et aux
alliances des partis ,aux événements au jour le jour, aux débats à la Chambre
et aux commentaires des principaux quotidiens parisiens. Les quelques meetings
de partis politiques auxquels il assiste en tant qu'observateur critique, sont
de véritables séances de travaux pratiques pour ses cours à la faculté de droit
et à l'école des sciences politiques, ils sont également pour lui une occasion
privilégiée pour mieux comprendre les avantages et les inconvénients de la
"démocratie occidentale" et de réfléchir aux conditions préalables de
succès de véritables Institutions démocratiques dans une Tunisie qui recouvre
un jour sa souveraineté. Parmi ces conditions Tahar Sfar privilégiait en
toute première place le choix de la méthode à retenir pour la lutte de
libération du pays ;choix qui se devait
d'être défini sans ambiguïté afin que des règles de conduite constitutifs d'une
Ethique, puissent être établies et respectées par tous les militants; cette
méthode se devait de mettre en première ligne, le non recours à la violence
physique, l'apprentissage et l'éducation de tout le peuple pour développer
l'esprit de tolérance grâce notamment à la multiplication des débats libres et
démocratiques bannissant toutes formes d'autoritarisme dans la vie
politique. La lutte pour la
libération devait être, selon Tahar Sfar réalisée dans et avec le pluralisme
des idées et des partis, elle devait être
surtout l'occasion pour les militants de l'apprentissage des règles du
jeu d'une vraie démocratie: La critique de l'autre ne doit pas conduire à
sa négation mais à transformer les militants et avec eux le peuple en véritable
arbitre responsable . Ce faisant Tahar Sfar était-il un utopique à l'époque?
Peut être qu'il y avait beaucoup d'utopie et d'idéalisme dans le crédit qu'il
accordait "aux forces du bien" dans les hommes et notamment à
la sacralisation de la parole donnée ,qui est comme chacun le sait, une de nos
valeurs traditionnelles constitutive de l'honneur de l'Homme. De toutes façons
ce qui me parait certain, c'est que Tahar Sfar s'est voulu un humaniste et un
démocrate authentique à travers lequel la grande majorité des intellectuels
Tunisiens devraient normalement se reconnaître tout naturellement, son
comportement comme celui de très nombreux autres militants honore le mouvement
de libération tunisien et contribue à lui donnée sa belle spécificité par
rapport à d'autres mouvements. Tahar Sfar ne voulait, à l'instar de beaucoup
d'autres militants, en aucun cas combattre pour transformer un peuple considéré
par les colonisateurs comme un "peuple troupeau" pour en faire un
peuple "enfant".Son combat n'avait de sens et de raison d'être,
que pour faire, dans la légalité, du peuple tunisien un peuple libre et
pleinement responsable de son destin dans le respect des lois et des
institutions qu'il se serait démocratiquement données. Pour lui, la lutte
nationale devait être, avant tout autre
chose, une occasion privilégiée pour faire prendre conscience à toutes les
catégories du peuple tunisien qu'elle constituent une même Nation ,que cette
nation se libérera effectivement et inéluctablement par une éducation moderne
et généralisée, éducation que le peuple tunisien était disposé(et il l'a prouvé
surtout pendant la période 1949 à 1955) à assurer par ses propres maigres
ressources même quand les autorités du protectorat ne suivaient pas cet élan
pour des raisons évidentes: Le développement d'une éducation moderne et
solide contribuait inéluctablement et
naturellement à la fin de la colonisation dans sa forme originelle.
La mort de Lénine ,amène Tahar
Sfar à réfléchir et à se documenter sur
l'évolution de la situation en Russie où Staline va bientôt consolider son
pouvoir en se débarrassant de celui qui
pouvait prétendre à la succession de Lenine; en effet dés 1927 Trotski sera
exclu du Présidium de l'Internationale Communiste en prélude à son exclusion du
parti Communiste et à son exil. Tahar Sfar pense dés cette époque que "la
dictature provisoire du prolétariat" était une parodie du vrai
socialisme et qu'elle ne faisait que masquer un régime totalitaire qui se
renforce de plus en plus
En Novembre 24 ,Tahar Sfar,
note la formation, pour la première fois dans l'histoire du Royaume-Uni, d'un
gouvernement travailliste et compare pendant toutes ces années les politiques
intérieures et extérieures des deux pays, la France et le Royaume-Uni. Toujours
en 1924,la déchéance de la dynastie des Glucksbourg en Grèce, discréditée
notamment, par les pertes de la guerre contre la Turquie,est proclamée
pacifiquement par un vote unanime à l'Assemblée à Athènes et la République est
instituée. La motion votée dans un grand enthousiasme interdit également le
séjour en Grèce aux membres de la famille royale et autorise l'expropriation de
leurs biens: Ce changement radical de régime sans l'habituel bain de sang
retient l'attention.
Déjà en Mars 24,l'Assemblée
turque avait voté, après un débat houleux, mais apparemment démocratique,
l'abolition du Califat en vue de défaire le pays de ses archaïsmes et de
parachever l'action entreprise depuis 1922 avec la suppression de la fonction
de Sultan en temps que chef temporel. La suppression de la Monarchie Ottomane,
par la déposition de Mehmet VI augure de grands changements dans toute
l'ancienne zone d'influence turque, et les élites des différents pays arabes de
l'ancien empire ottoman suivent avec un intérêt croissant la nouvelle politique
de Mustapha Kemal, même si elles ne les approuvent pas toutes.
En Novembre 24 Tahar Sfar,se
trouve dans la rue parisienne et assiste en observateur attentif,à la cérémonie
de transfert de la dépouille de Jean Jaurés au Panthéon,il note, dans un de ses
cahiers de cours de sciences politiques, le commentaire suivant d'un
journaliste de l'époque "Le cortège de Jaurés s'est lentement dirigé,
avec une grande simplicité qui
n'excluait pas une émouvante solennité, de la chambre des députés, qui fut son
domaine d'action privilégié, au Panthéon
,qui sera le champ terrestre symbole de l' éternel repos de ce vaillant combattant qu'on ne peut qu'admirer
même si on ne partage pas toutes les idées"
Ces quelques rappels
historiques, sans être exhaustifs nous montrent, combien Tahar Sfar, avec une
grande lucidité, avait déjà pleinement conscience que l'avenir de son pays ne
pouvait pas être sérieusement envisagé en dehors d'une bonne compréhension du
contexte général du monde Méditerranéen, de l'Europe, voir de l'évolution de la
situation mondiale , de ses enjeux et de l'équilibre des forces en présence.
Sur le plan littéraire, Tahar
Sfar, ne manque pas de remarquer et de s'intéresser à l'apparition du jeune
courant des surréalistes avec, André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard et
d'autres il note à ce sujet cette tentative de définition du surréalisme
naissant, qui est devenu par la suite le mouvement qui a marqué le plus de son
empreinte presque toute la littérature, la peinture et la pensée française:
"Autant qu'il semble, le surréalisme aurait pour base la réalité, pour
moyen d'expression les images et essentiellement les images issues de
l'observation visuelle où doit se fondre en une sorte de précipité, les
éléments de la réalité les plus opposés. Le surréalisme semble également
proscrire l'excès d'abstraction et de dialectique et condamne tout
dilettantisme, tout art décadent, il parait vouloir l'intensité, la force et la
santé".
En 1925 la chute du cartel des
gauches notamment en raison des difficultés financières de la France retiennent
l'attention de Tahar Sfar;c'est une occasion pour lui de voir en pratique les
résultats fâcheux des politiques budgétaires et monétaires mal conçues et mises
en oeuvre partiellement, et percevoir aussi l'ampleur de la différence entre le
discours politique prôné par l'Union de la gauche et l'évolution de la
situation politique, économique et sociale de la France .
Tahar Sfar fut tout au long de
ses études un analyste très critique d'une certaine classe politique française
en faisant ressortir les faiblesses et les contradictions tant de sa politique intérieure qu'extérieure. Ses
analyses étaient influencées par les valeurs auxquelles il était attaché
presque d'une manière viscérale ; en effet ,pour lui faire de la politique,
c'est, avant toute chose, se mettre au service de son pays avec abnégation et
compétence en respectant soi-même et
jusque dans sa vie privée les valeurs prônées pour le type de société qu'on
prétend vouloir réaliser. Il avait en horreur les "méandres de la
politique politicienne, opportuniste ou démagogique" Tahar Sfar,
dés le début de son combat a considéré qu'en politique comme en toute autre
activité ,la fin ne doit en aucun cas justifier n'importe quel moyen, il était
foncièrement convaincu qu' opter pour le contraire, c'était ouvrir la voie au
totalitarisme et à la répression qu'on est censé combattre.
Pour Tahar Sfar, la lutte
nationale qui se distingue d'ailleurs de la politique courante dans un pays
souverain, doit exclure, en cette fin du
premier quart du XXe siècle,le recours à la violence physique, en tant que
système; parce que, celle-ci débouche sur la banalisation de l'usage de la
terreur génératrice de dictature.
La Tunisie ayant suffisamment
souffert tout au long de son histoire des luttes souvent fratricides se devait
de préparer une nouvelle élite bannissant la violence du combat politique et
tout son peuple devrait être imprégné de cette impérieuse nécessité pour forger
un nouvel avenir qui ne pouvait être porteur de progrès authentique et durable
que dans la concorde pérennisée dans le
pays, non par la force et la contrainte, mais par l'apprentissage de la vie
démocratique respectueuse des droits et des devoirs de l'homme, de ses libertés
fondamentales parmi lesquelles le droit à la différence non seulement dans les croyances mais
également dans le domaine des idées politiques, économiques ,sociales ou
culturelles
En pensant ainsi, Tahar Sfar
restait un authentique musulman, fondamentalement attaché aux valeurs
universelles de la civilisation arabo-musulmane qui doit, disait-il souvent, se
débarrasser de ses archaïsmes et s'enrichir continuellement, pour rattraper le
temps perdu et faire vivre dignement le peuple tunisien dans un monde où la
science et la technologie feront de plus en plus la véritable puissance des nations.
Son credo pour son pays était,
avant toute chose,la formation d'un peuple instruit, cultivé et consciencieux
capable d'assumer pleinement la réalisation de son destin.
C'est pourquoi Tahar Sfar a toujours envisagé et préconisé une première
étape dans le combat politique du mouvement national conduisant à
l'indépendance, qui devait mettre surtout l'accent sur l'apprentissage par la
pratique , par l'exemple et par l'éducation, de la vraie démocratie, et cela en
faveur de l'ensemble des composantes du peuple tunisien. Cette mission
devait être, selon lui, celle d'un grand Parti
Nationaliste de masse qui ,laissant la place obligatoirement à d'autres
partis et à d'autres courants de pensées, devait se fixer comme premier
objectif de faire prendre conscience à l'ensemble des tunisiens, de leur
appartenance à une même nation et de leur nécessaire participation pacifique au
long et patient combat de libération nationale dont l'aboutissement lui
paraissait, à plus ou moins long terme, inéluctable compte tenu de l'évolution
qui se dessinait dans le monde . En tout état de cause, et je m'excuse
auprès du lecteur de me répéter sur ce point du non recours à la violence
physique, qui était et demeure capital pour l'avenir de notre pays, cela
d'ailleurs s'est vérifié par la suite à de multiple occasions auxquelles nous
aurons à revenir.
Le combat politique de
libération pour Tahar Sfar se devait d'être l'occasion la plus propice pour
l'enracinement d'une sorte de culture de la démocratie, auprès des élites et
des masses tunisiennes ;c'est pourquoi il insistait souvent dans ses
écrits sur ce qu'on pourrait appeler la déontologie de la critique qui doit
prémunir les partis contre les luttes intestines et stériles contre la
démagogie et les comportements diffamatoires qui sont autant d'ennemies de la
démocratie.
Ce faisant,Tahar Sfar exprimait
les souhaits profonds des élites successives qui ont milité depuis le début du
siècle notamment, selon le contexte particulier à chaque période, pour une
Tunisie souveraine et démocratique même si cela nécessitait obligatoirement un
long apprentissage et de grandes et
longues étapes.
Si Tahar Sfar avait pu vivre
jusqu'à la "guerre de libération algérienne" il n'aurait
certainement pas été d'accord avec Frantz Fanon dans ses appels à la violence
physique dans la lutte contre le colonialisme même si le cas algérien
représentait un cas particulier qui devait nécessairement justifier la lutte
armée. Michel Giraud ,dans son intervention intitulée "Portée et
limites des thèses de Frantz Fanon sur la violence"à l'occasion du
mémorial international"Frantz Fanon" en 1982, a très justement
reconnu que "..Sur la question de la violence dans la situation
coloniale, nous buttons effectivement sur une contradiction majeure
,contradiction qui n'incombe pas à une faiblesse d'analyse que l'on pourrait
imputer à Fanon ,mais qui est inhérente à cette situation elle même .en effet
si, comme nous l'avons déjà vu, la contre-violence du colonisé est
"bonne" parce que légitime et nécessaire ,elle constitue en même
temps, dans le présent et pour l'avenir,
une menace potentielle pour l'avenir de l'humanité. De ce point de vue, même
légitime et nécessaire, elle peut être dite un "mal".je dirai qu'elle
est l'instrument d'un projet émancipateur ,mais un instrument à double
tranchant, il convient d'en user avec discernement"
Michel Giraud, d'ailleurs ajoute" La grandeur
de Fanon a été de dire en même temps la nécessité de la violence dans la lutte
de libération nationale, et ses dangers."
Tahar Sfar a, suivi avec émotion
et attention l'évolution de l'insurrection armée conduite par Abd-el-Krim au
Maroc, qui après ses premiers succès contre les espagnols, se fait
malheureusement écraser avec ses 20.OOO
combattants valeureux par les 15O.000 hommes conduits par le Maréchal Pétain en
personne et appuyés par des escadrilles de l'aviation française. Malgré ce déploiement de force, la résistance
héroïque d'Abd el Krim, se poursuivra jusqu'au printemps 1926. Seul, en France,
le parti communiste exprima, à l'époque, sa compréhension pour la résistance
rifaine, par la voie du député Doriot à l'Assemblée provoquant l'indignation de
la majorité de ses collègues députés.
En 1927 ,Tahar Sfar convient et
Habib Bourguiba partageait alors entièrement cette forte conviction, que ce
n'est pas par les armes que le Maroc et la Tunisie, pouvaient et devaient,
rétablir leurs souverainetés, mais par un long combat politique, pacifique et
respectueux du Droit, conduit sur le sol national et sur la scène
internationale en commençant par la sensibilisation des français de bonne
volonté eux mêmes sur la réalité de la situation dans les colonies et sur cette
grande supercherie qu'était la prétendue
oeuvre civilisatrice de la France. Oeuvre qui, en réalité avait mis un terme à
un grand et noble courant réformateur proprement tunisien, pour conduire, sous
le masque du protectorat, à une colonisation rampante et un asservissement
total du pays.
C'est de cette double prise de
conscience que commencent les premiers contacts de Sfar et Bourguiba, encore
étudiants, avec les rares intellectuels et hommes politiques français de
l'époque qui, par leurs timides écrits ou leurs déclarations manifestaient une
certaine opposition à la politique de colonisation pratiquée par les autorités
françaises. Ces contacts étaient fréquents notamment avec les associations à caractère humanitaire
implantées à Paris et celles qui militent pour le respect des droits de l'homme
malgré leur faible audience à l'époque, mais cela n'avait pas d'importance, les
deux étudiants savaient qu'ils ne faisaient que leurs premiers pas dans ce
qu'ils reconnaissaient être un long combat pour la "défense de la cause
Tunisienne"dont la première étape devait consister en un retour à
l'esprit premier du protectorat et à la lettre du Traité du Bardo qui n'
autorisait la France à occuper que temporairement la Tunisie en lui laissant
une souveraineté interne totale. D'ailleurs, il était déjà établi qu'aussi bien
le Traité du Bardo, que la Convention de la Marsa, ont été détournés par les
Résidents successifs représentants du gouvernement français en Tunisie plus
particulièrement sous la pression et l'influence des ténors des colons bien
implantés dans le Pays conquis et ayant à leur solde un groupe très actif à
l'Assemblé parisienne chargé notamment de légitimer l'action d'une colonisation
spoliatrice menée par les représentants des autorités Françaises et de masquer
les actions d'appauvrissement systématique de la population tunisienne par
une" colonisation de peuplement" nullement prévu par les
traités.
Au cours de l'année 1926, Tahar
Sfar ne manque pas de relever, encore une fois, le développement des
divergences dans le camp des Alliés alors que le fascisme continue à gagner du
terrain en Italie d'abord, en Autriche et en Allemagne ensuite. "L'occident,
disait souvent Tahar Sfar à ses camarades n'est pas entrain de tirer toutes les
leçons de la guerre des années 14-18". La conclusion d'un traité
Russo-Allemand inquiète certes "les Démocraties européennes"
alors que la S.D.N.n'était qu'à ses premiers balbutiements pour tenter de créer
un "nouvel ordre européen"Les relations Franco-Américaines
restent dominées encore par la question de la dette de guerre de la France envers
les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Ces deux derniers pays refusant tout lien
entre la dette française à leur égard et les sommes que la France est sensée
recevoir de l'Allemagne.
Le procès, des deux anarchistes d'origine italienne, Sacco et Vanzetti
au Etats-Unis est l'occasion pour Tahar Sfar de faire du Droit Pénal comparé
entre les principaux pays occidentaux et de se rendre compte du très faible
effet des nombreuses manifestations de protestation de la société civile des
pays européens sur la justice américaine , cela, malgré les insuffisances
manifestes de preuves, qui ont entaché ce procès resté célèbre.
L'année universitaire, qui
clôture les études supérieures de Tahar Sfar et de Habib Bourguiba se termine
par la montée sur le Trône du Maroc de celui qui sera le sultan Mohamed V
,Henri Bergson, pour sa part, reçoit, la même année le prix Nobel de
littérature et Mao-Tsé-toung crée l'Armée de Libération Nationale en Chine.
Pendant tout ce temps que se
passait il en Tunisie?
Tahar Sfar avait eu la chance
de recevoir régulièrement, avec les lettres de son père des coupures des
journaux et revues publiés en Tunisie ,en langue arabe et plus particulièrement
la page littéraire hebdomadaire du quotidien En-Nahda;ainsi il était
constamment tenu au courant des principaux événements de son Pays qu'il ne
manquait pas de commenter avec ses camarades...Il avait quitté son pays pour
ses études , après ce que les historiens tunisiens ont appelé la"crise
de 1922"au cours de laquelle s'évanouissait un premier espoir du
Destour de voir se réaliser ses revendications par la voie légale, après
également, le voyage du Président de la République française Alexandre
Millerand en Tunisie et après le simulacre de réformes du Résident Général
Lucient Saint destiné, sans résultats d'ailleurs, à calmer l'atmosphère très
tendue dans le pays, même si le petit "Parti Réformiste"
tunisien avait considéré ces réformes comme une "étape positive".
Manifestement les timides
réformes de juillet 1922 ne pouvaient satisfaire la grande majorité des
nationalistes tunisiens, seule une minorité, active dans la capitale, avait
acceptée d'apporter son appui, aux réformettes du Résident Général, tout en
attaquant dans certains journaux Tâalbi et ses compagnons pour ce qu'elle
considérait comme de l'intransigeance et de l'absence de maturité politique.
Essafi et Tâalbi sont même calomniés et accusés, sans preuves, par cette
minorité de détourner à leur profit les fonds du Parti.
Découragé, Thâalbi quitte la
Tunisie en Juillet 1923 pour un long exil volontaire en Orient, où il pensait
trouver un environnement plus propice à ses idées notamment sur l'évolution de
l'Islam et celle du monde arabe notamment après la consommation de l'éclatement
de l'Empire et du Khalifat Ottoman en faveur duquel il avait, pourtant, milité,
au début de son activité politique. Thâalbi laisse à Essafi, à Salah Farhat à
Mohiédine Klibi et à leurs camarades le soin de poursuivre la lutte au sein du
Destour.
Tahar Sfar avait pu également
avant de partir à Paris, observer la nouvelle résistance qu'allait engager le
Destour à travers ses journaux contre la
loi du 20 Décembre 1923 sur les naturalisations, loi dont il saisit le grave
danger à terme pour l'avenir de la Tunisie .Pendant les premiers mois de séjour
en France de Tahar Sfar,de Habib Bouguiba et de Bahri guiga se déclenchèrent,
en Tunisie, de nombreuses grèves ouvrières accompagnées parfois par des
incidents graves ,le Destour commençant par appuyer les initiatives de Mhammed
Ali pour la création de la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens,
qui fut une sorte d'embryon du syndicalisme tunisien. Alors que Tahar Sfar et ses camarades
entamaient leurs études à Paris une délégation du Destour composée notamment de
Salah Farhat,d'Ahmed Essafi et de Ahmed Tawfik El Madani était chargée de se
rendre dans la capitale française pour sensibiliser les députés et sénateurs
français sur la situation en Tunisie, critiquer les prétendues réformes du
Résident Général,Lucien Saint et présenter un programme de revendications en 9
points. Dans un mémoire intitulé " la question tunisienne" le
Destour développe ses idées et explique à une opinion française, inquiète de ce
qu'elle appelait alors "le péril rouge",qu'il n'est en aucune
façon un allié du Parti Communiste.
On sait que cette délégation ne fut pas reçu
par les responsables français et qu'en Tunisie les autorités du protectorats
,alarmées par l'amplification des grèves, engageaient des actions de
répressions et procédaient à l'arrestation des "Agitateurs" en
les inculpant "d'atteinte à la sûreté de l'Etat et appel à la haine des
races",Mhamed ali , d'autres syndicalistes tunisiens et le communiste
Finidori sont ainsi arrêtés et accusés d'avoir fomenté un "complot
Destouro-Communite".Ahmed Kassab écrit au sujet de ce procès, dans son ouvrage
"Histoire de la Tunisie ,l'époque contemporaine" :"Le jour de
l'ouverture du procès,le 11novembre 1925 des grèves dont la plus importante fut
celle des dockers de Tunis,furent déclenchées en signe de protestation.Le
procès dura cinq séances devant le Tribunal Criminel de Tunis;Il tourna
purement et simplement au procès politique par le caractère même des inculpés
et surtout des défenseurs. Me Berthon,député communiste parisien,assistait
Finidori et Mhamed Ali,tandis que Es-Safi,Farhat et Djemaïl défendaient les
autres détenus tunisiens.Berthon termina
sa plaidoirie par une déclaration retentissante;"En vertu des traités de
la Marsa,la France n'a qu'un droit en Tunisie,celui de s'en aller".Lui
même n'avait rien à craindre en parlant ainsi, mais les avocats tunisiens tous
chefs du Destour,furent très prudents, Ils s'évertuèrent tous à montrer qu'il
n'y avait aucune collision entre le Parti Communiste et le Destour.Ils
profitèrent de l'occasion pour reparler des revendications destouriennes et
pour mettre l'accent sur leur compatibilité avec l'esprit des traités du protectorat.Ils
affirmairent solennellement leur loyalisme,par la bouche d'Ahmad
Es-Safi:"Nous savons que ,petit pays,la Tunisie ne peut pas être
indépendante,qu'elle a au contraire tout intérêt à vivre sous le protectorat
français"
Ils manifestèrent si bien leur
loyalisme qu'ils allèrent jusqu'à se désolidariser ouvertement du nouveau
syndicalisme et de son promoteur Mhamed Ali.
Reculade très grave qui permis
au tribunal de prononcer un sévère verdict de bannissement contre tous les
inculpés: 10 ans contre Finidori,Mhamed Ali et Ayari ;5 ans contre
Kabadi,Ghanouchi et Karoui."
"L'alliance avec les
communistes ne donna donc aucun résultat,car malgré leurs dénégations de
principe,les destouriens s'étaient réellement alliés a Finidori,sans toutefois
oser s'engager à fond dans cette alliance.
Ils eurent peur,au dernier
moment d'une réaction brutale des autorités qui avaient la hantise du péril
'rouge'.
Déçus donc par cette courte
alliance,et après avoir,somme toute,vilainement lâché Mhamed Ali,les
destouriens continuèrent seuls leur lutte."
Le Destour sortit relativement
affaibli de cette crise mais le jeune mouvement syndical prenait la relève et
une certaine agitation continua dans le pays contraignant ainsi Lucient Saint à
promulguer les décrets du 29 janvier 1926 qui limitaient encore plus la liberté
de la presse et permettaient de poursuivre plus sévèrement les crimes et délits
politiques.
Les années 1926 à 1930 se
caractérisèrent par une relative accalmie dans le combat national de libération
de la Tunisie qui attendait un nouveau souffle que ne manquera pas de lui
donner une autre génération de militants dés le début des années 30.
L'historien tunisien Ali
Mahjoubi dans son article en langue arabe "Lecture de l'histoire du
mouvement national tunisien"(1995) semble vouloir expliquer la mise en
veilleuse de l'activité nationale pendant la période 26-30 essentiellement par
la relative prospérité économique qui a prévalu à cette époque et notamment
celle du secteur agricole, il finit par conclure à une corrélation systématique
entre crise économique et vigueur de l'activité du mouvement national tunisien
,je pense pour ma part qu'il n'y a pas que le facteur économique et qu'il faut
y ajouter de nombreux autres facteurs, dont notamment l'évolution des idées,
l'augmentation du nombre et de la qualité des élites tunisiennes,
l'accumulation des expériences et la géopolitique de l'époque.
les grandes lignes d'une nouvelle
stratégie de combat politique, qui se situait dans la continuité du mouvement
national tunisien, commençait progressivement à s'échafauder d'une manière
informelle au cours des multiples entretiens de Bourguiba avec ses camarades
d'études à Paris: tous étaient unanimes pour la nécessité d'un combat de longue
haleine qui se fixait comme objectif premier le développement de l'éducation de
l'ensemble du peuple Tunisien et comme moyens de réalisation le combat
politique pacifique qui n'excluait aucun moyen légitime, combat gradué par la
plume, par les réunions de formation politique,
les grands meetings, les grèves et les manifestations encadrées
lorsqu'elles ne sont pas interdites enfin et en dernière extrémité le boycott
sélectif des produits importés de France et de certains services publics.
Tahar Sfar, au cours de ces entretiens ne manquait
pas de se référer souvent au combat pacifique et efficace de Gandhi qu'il
admirait beaucoup non seulement pour son pacifisme militant d'une efficacité
redoutable, mais également pour les valeurs, l'éducation et les messages qu'il
diffusait dans son peuple. Education politique et civique que Tahar Sfar
considérait, répétons le, comme fondamentale non seulement pour la libération
d'un pays mais également pour assurer par la suite la pérennité de véritables
institutions démocratiques garantes d'un progrès authentique et reflet réel de
la maturité d'une nation.
En Mars 1931,Tahar Sfar,écrira
dans un article publié dans "La Voix du Tunisien" sous le titre
anodin de" DOCTRINES ET FAITS NOUVEAUX"à propos de la situation des
peuples colonisés "...Sentant qu'ils sont menacés de disparition ,que la
misère et la faim les guettent, que la loi de la sélection naturelle se
retourne contre eux;eux aussi se rapprochent les un des autres, s'unissent,
joignent leurs faibles mains dans un mouvement de solidarité instinctive, puis
ce plus en plus consciente, à mesure que s'aggravent les conséquences du régime
d'inégalité et de servitude ,toutes ces foules, spontanément unies, finissent
par comprendre que malgré la faiblesse ,à laquelle elles sont réduites en tant
que producteurs, elles constituent néanmoins une force très grande comme
consommateurs,que ce sont, en fin de compte, leurs multiples misères qui
donnent naissance à ces richesses éblouissantes qu'elles observent chez les
privilégiés, que c'est à eux à faire la loi au lieu de la subir servilement."
"Ces idées, poursuit Tahar Sfar, développées et
précisées par l'élite, forment toute une doctrine d'émancipation politique et
sociale qui fait irrésistiblement son chemin dans les masses exploitées;GANDHI
a attaché son nom à cette doctrine et l'a replacée dans le domaine de l'action.
Il y a vu un moyen efficace
d'arriver d'une manière certaine à la libération des peuples opprimés, SANS
RECOURS A LA VIOLENCE et rien que par la mise en oeuvre des forces latentes
contenues dans les droits économiques, il y a vu également un moyen habile de
faire comprendre aux multitudes asservies combien, au fond elles sont
indispensables aux maîtres de l'heure grâce à leur grande surface de
consommation d'abord, et à leur importance dans le domaine de la production
ensuite. User " du droit de ne pas acheter" apparut aussitôt comme
une arme de défense très puissante et un procédé pratique et ingénieux pour s'
imposer au respect et obtenir l'abolition d'un régime oligarchique ,fondé sur
l'inégalité et
l'arbitraire. L'Inde fut le milieu où l'on fit l'expérience de ces
nouvelles formules et où l'on mit à l'épreuve les nouveaux moyens de lutte;les
autres pays asservis n'attendirent pas les résultats de l'essai;eux aussi, à
l'exemple du peuple hindou ,lancèrent le mot d'ordre de "boycottage , de
non-coopération"et de résistance passive." Tel fut le fil directeur de la philosophie politique à la
quelle Tahar Sfar resta fidèle durant toute sa courte vie et cela nous fera
mieux comprendre les attitudes et les choix de Tahar Sfar, aussi bien, pendant
la crise de 1934-35 que pendant le drame de 1938 comme nous le verrons plus
tard.
Dés l'été 1928, Tahar Sfar et
Habib Bourguiba sont de retour en Tunisie ils sont déjà adhérents, depuis les
dernières années de leurs études secondaires, comme simples militants au Parti dont le programme politique et dont les idées, du moins celles qui sont exprimées
publiquement se rapprochent le plus de leurs propres convictions. Ce parti
était connu sous le nom de" Destour" (constitution) il fut crée
depuis l'année 1920 par notamment A.Thâalbi.
C'est une grande aventure à la
fois exaltante et douloureuse qui commence pour Tahar Sfar rentrant au pays
avec une licence en droit(5 juillet 1928:matières à option sur lesquels il a
été interrogé:Droit Public,Droit Internationnal Public) ,deux certificats de
littérature et un premier Prix en sciences politiques qui constitue pour lui,
selon ses propres termes une sorte: "d'hommage que je rend à tous mes
professeurs."
Il nous dira dans son journal d'exil à Zarzis qu'il souhaite préparer
un doctorat és-sciences juridiques et peut être même un doctorat és-
lettres. les contraintes de ses
activités politiques et surtout sa mort prématurée en 1942 empêchera la
réalisation de ces projets.
L'étudiant, qui rentre de France
pour se mettre au service de son pays n'a nullement la prétention de jouer aux
héros, il se veut, tout simplement, homme parmi les hommes et continuateur,
respectueux et reconnaissant, des efforts de ceux qui l'ont précédé dans la
lutte nationale;mais sa devise était celle qu'on fait dire à Térence cet enfant
de Carthage du deuxième siècle avant J-C
"rien de ce qui est humain ne m'est étranger".
CHAPITRE 2.
AU COEUR DE LA PREMIERE
TOURMENTE.
1928_1935
"Penser est facile, agir est difficile. Agir selon sa pensée
est ce qu'il y a de plus difficile "
Von Goethe J.W.
Tahar Sfar n'est pas "un animal politique" écrit André
Demeerseman dans son livre "Là-bas à Zarzis et maintenant..."
et il ajoute : "mais l'impératif moral de l'action s'est imposé à
lui durant toute sa vie. Militant inscrit dans un Parti, sa personnalité, son
caractère ont été marqués par son idéal national, par son engagement politique.
Plus à l'aise dans les spéculations que dans l'action, il s'y est livré par
devoir. De sensibilité fragile, il n'était pas taillé pour supporter les chocs
violents de l'exil, de la prison militaire. Sa santé en sera minée au point
qu'il mourra jeune. il n'avait pas quarante ans. Ces faits qui sont certains ne
le rendent que plus sympathique. le recul du temps, la publication de nouveaux
documents permettent maintenant de le situer à sa vraie place...."
"Dans le Parti ,Tahar Sfar joua des rôles importants: Secrétaire général
adjoint(1934),membre du Bureau politique provisoire(1935),membre du bureau politique
(1936),élu Président du Parti au Congrès national ,nomination suivie d'une
démission(1937),secrétaire général du Bureau politique(1838),membre du
Bureau politique (1938)."
A. Demeerseman, n’est pas le seul à faire un pareil constat au sujet de
la personnalité de Tahar Sfar : Bourguiba, une fois à la tête de la
magistrature suprême, a, maintes fois répéter en privée : « que
son grand ami Tahar Sfar était un grand penseur et qu’il regrettait beaucoup de
l’avoir entraîné dans les aléas de la politique ». Cependant selon
notre grand père Mustapha et selon notre oncle Ahmed Sfar, ce n'est pas tant
l'exil ni la prison militaire qui auraient miné la santé de Tahar Sfar mais
c'est, pour une grande part, l'incompréhension et les comportements qu’ont eu à
son égard en prison certains de ses camarades de lutte et plus particulièrement
(1939-1939) celui qui fut son plus grand
ami. Les comportements de certains de ses camarades de lutte en dénaturant ses
idées et de ses prises de position sur l’inopportunité d’une rupture avec les
autorités du protéctorat et de l’engagement d’une action violente à la veille
d’une guerre mondiale qui pointait à l’horizon ont étaient les plus douloureux
et les plus insupportables pour lui: son exil en 1935, dans le sud tunisien,
nous savons déjà à travers ses mémoires de Zarzis, qu'il a su le transformer
aisément en une occasion propice pour la réflexion, la méditation et la
lecture, quand à sa dépression en prison en 1938,elle ne s'est réellement
aggravée que lorsqu'il quitta la prison militaire pour la prison civile où il
fut d'une grande sérénité, pendant les premières semaines comme en témoigne le
contenu des lettres qu'il a pu écrire de sa cellule, pendant cette période, à
ma mère. Lettres dont certaines ont été conservées pieusement et dont nous
soumettrons aux lecteurs quelques extraits. Nous tenterons d'expliquer le
drame, les déchirements et les désillusions vécus par Tahar Sfar notamment
pendant les dernières semaines qu'il a passé en prison en 1939.
Lorsque, Tahar Sfar et Habib Bourguiba adhérent au Parti, la
structuration du mouvement national
tunisien est déjà inscrite dans les faits et même dans l'histoire pourrait on dire. On pouvait déjà distinguer,
dés les années trente, au moins, deux grandes périodes: la période réformiste
et évolutionniste, qui peut aller de 1906 à 1919,et qui fut donc celle de
l'enfance et de l'adolescence de Tahar Sfar et la période des deux Destours qui
commence avec la création du premier Destour en 1920 et qui s'est poursuivi
jusqu'à l'autonomie interne de la Tunisie en1955.
Nous vous proposons de relire cet extrait
du journal de notre père pour mieux
saisir certains des contours de sa personnalité: il s’agit d’une esquisse rapide mais combien
Emouvante et objective que nous
livre Tahar Sfar dans ses mémoires de 1935 sur le mouvement national tunisien
alors qu'il était un de ses acteurs. « A notre insu, nous dit-il,
et même peut-on dire, contre notre volonté, s'est fait une évolution lente mais
sûre qui est à l'honneur des pionniers qui l'ont réalisée... Bach Hamba et
Béchir Sfar.. Leur oeuvre a été d'éducation, de préparation des élites, tant de
l'élite instruite en français que celle de la Grande Mosquée. Par le journal et
par l'école, il ont été les agents de cette éducation, de ce premier éveil de
la conscience d'une élite jadis divisée et morcelée, de cette première tentative
d'organisation.. 'Le
Tunisien' et la
' Khaldounia' furent les deux grandes assises de ce beau mouvement de
rénovation. par le premier, Bach Hamba parlait de l'avenir, du prochain devenir
de notre pays, faisant de la politique ou de la sociologie, traçait les
linéaments d'une doctrine nationaliste et d'une évolution; par l'institut,
Béchir Sfar s'entretenait du passé, attirait l'attention de la jeunesse d'alors
sur les beautés de notre histoire, la valeur de notre race, la valeur morale de
notre ancienne civilisation, la contribution puissante de cette civilisation à
l’œuvre réalisée par les occidentaux. Ainsi ces deux grands hommes joignaient
leurs efforts et l'un préparant l'avenir, l'autre parlant du passé, tous deux
ainsi pardessus les siècles s'employaient à jeter les ferments du nationalisme
tunisien et à armer la nation pour la lutte qu'elle va désormais entreprendre
dans le but de sauvegarder sa propre sécurité. Dans le même temps, l'on voyait
Kairallah, complétant la tâche de ces pionniers, s'occuper de l'enseignement
coranique et L'Association Sadiki répandre par la lanterne magique et les cours
dans les quartiers l'instruction dans les couches populaires et créer partout
le goût et l'amour des études, la haine de l'ignorance. Ce fut alors
l'engouement pour l'enseignement, ce qui permettra de marquer dans les
programmes politiques qui vont suivre l'instruction obligatoire comme l'un des
points essentiels de toute doctrine. Ce mouvement donne au Pays ses premiers
journalistes en langue arabe et ses cadres d'élite et jette un pont entre lui
et L'Egypte d'une part et l'Europe d'autre part, en permettant au peuple
tunisien d'assimiler les richesses morales de l'Egypte et la valeur
scientifique et économique des pays européens. Double effort de compréhension
et d'assimilation, gros de conséquences
dans l'avenir. Franchissement du
stade mystique et théologique. le Pays se lance vers la conquête de son avenir."
" Puis, ce fut la grande tâche de Tâalbi, ce tribun populaire en
langue arabe, de propager le mouvement dans les masses des villes, masses
bourgeoises auxquelles viennent s'adjoindre peu à peu la grande masse des ouvriers et des artisans; le mouvement gagna
de proche en proche, bourgeois d'abord puis de plus en plus populaire. Aux
cadres d'élite vinrent s'adjoindre des cadres du peuple;le Parti Destourien fut
crée avec son programme, l'ensemble de
ses actions. A travers les controverses avec le parti réformiste et le livre :'
La Tunisie Martyre', on vit apparaître les premiers balbutiements d'une
doctrine politique nationale: Education du peuple par le discours, diffusion de
l'instruction par les journaux en langue arabe, et surtout tentative d'une politique,
d'un essai loyal de collaboration, tel fut le caractère et le sens de ce
mouvement que vint marquer vers sa fin l'apparition du journal 'Le Libéral',
dernier et suprême cri vers la collaboration loyale et la politique
d'association franche."
"Dans l'entre-temps, M'hamed Ali apparaît et réussit durant son
court passage en Tunisie, à grouper les masses ouvrières, à leur donner
conscience de leur force et à jeter les premières bases d'une action syndicale
qui devait porter plus tard ses fruits"
"Chadly Kairallah, esprit clair, plume incisive, sut après une
période de carence et d'assoupissement, relever les courages et créer par un
acte de foi, le journalisme tunisien en langue française dont il fait
comprendre toute la valeur d'éducation et de propagande en Tunisie et au
dehors."
"Puis, il fut dévolu à Habib Bouguiba*, remarquable par son
énergie et par sa volonté inlassable, d'aller, tel un missionnaire,porter la
voix de la nation jusque dans les campagnes et donner aux bédouins eux-mêmes
conscience de leur valeur et de leur force."
"Mais tous Bach Hamba, Tâalbi,
M'hamed Ali, Habib Bourguiba et tous ceux de leurs groupes, ne nous
apparaissent-ils pas dans cette échelle ascensionnelle, dans le mouvement de ce
peuple vers sa destinée, comme autant de points de repère qui en marquent les
sinuosités et en décèlent le progrès constant? Et ainsi ce qui doit séparer les
générations aide au contraire à les rapprocher. Cette variété d'activités est
le meilleur signe de la cohérence du mouvement national."Un peu plus loin toujours dans ses mémoires de Zarzis, Tahar Sfar,
adresse, à la jeunesse de l'époque, un message
de sagesse qui demeure d’une grande actualité pour tous les jeunes de
tous les temps." Et vous les jeunes...dont l'âme est un volcan jamais
éteint ,ne dites jamais en jetant un regard courroucé et en consultant les
étapes parcourues: qu'ont-ils fait, mais dites: étant donné ce qu'ils ont fait,
qu'avons-nous maintenant à faire? Etant donné le chemin qu'ils ont parcouru,
quelle distance il nous reste à parcourir?""..Que chacun fasse sa
tâche sans récrimination et ne s'appesantisse pas sur les prétendues fautes
d'autrui. Critique ne veut pas dire malveillance. On doit être uni dans la
défense et spécialisé dans l'attaque.."
L'adhésion de Tahar Sfar, au Parti
date de 1922,il n'avait, alors, que 19 ans et était élève de première au
Collège Sadiki. Son activité politique ne commence toutefois, réellement
qu'après la fin de ses études à Paris, avec une prédilection très nette pour
l'activité journalistique. Il collaborera ainsi à plusieurs journaux de
l'époque: En 1927 à l'Etendard tunisien, fondé par Chedly Khairallah, en 1931 à
la Voix du Tunisien, en 1932 à l'Action Tunisienne et à la Voix du Peuple, en
1934 à El-Amal et également à la revue Leila, dans laquelle, il écrira jusqu'à
la veille de sa mort.Malheureusement nous ne disposons pas de tous les écrits
de notre père,
certains journaux de l'époque ne sont pas disponibles en collection
complète, mais l'échantillon d'articles et de textes manuscrits qui peuvent
être consultés paraissent suffisants pour nous permettre de nous rendre compte
que le militant Tahar Sfar ne s'est pas limité aux analyses et aux débats
politiques, mais qu’il a réfléchi également et a laissé des messages dans des
domaines aussi divers que l'éducation, l'économie, la fiscalité, les finances
publiques, l'exégèse juridique ,la littérature, la philosophie et la
sociologie. Certains de ses écrits demeurent d'une grande actualité et laissent
entrevoir parfois une vision prémonitoire
.* En relisant son Journal en 1940 après sa sortie de
prison il a inscrit en marge quelques commentaire :devant le nom de
Bourguiba il a écrit ceci : « malheureusement ce leader, par son
emballement, par une trop grande exaltation de sa part, devrait compromettre le
sort d’un tel Mouvement en lui donnant un caractère qu’il n’a jamais eu à ses
début en le marquant de son empreinte personnelle. »
LE SYSTEME EDUCATIF EST LA CLE DU PROGRES AUTHENTIQUE:
Dés décembre 1929 ,Tahar Sfar proteste contre les retards apportés aux
réformes attendues à la Grande Mosquée et écrit sur les colonnes de "l'Etendard
Tunisien"sous le titre "AUTOUR DES REFORMES DE LA GRANDE
MOSQUEE" "Voici un an environ passé depuis la grève des
étudiants de la Grande Mosquée et la promesse qui leur a été faite de réformer
l'enseignement qui se donne dans leur Université.
Depuis lors le silence et
l'oubli semblent s'être épaissis autour des premières lueurs d'espoir....Mais
la machine administrative est lourde à manier..Ne faut-il pas,en effet,en
l'espèce,réunir une commission en vue de la rédaction d'un projet de réformes
et préalablement faire un bon choix des membres devant faire partie de cette
commission,entendre des avis,écouter des conseils,s'entourer de renseignements,
fixer des modalités?....Il ne faut pas de se contenter d'apporter des retouches
de détails, des réformes simplement administratives,c'est d'un changement
radical de principe qu'il s'agit...
Notre siècle est à la
science,donc à la synthèse,car la science est essentiellement synthèse,même
quand elle s'appuie sur les résultats d'une analyse fouillée et préalable,la
science est synthèse par ses lois, ses théories,ses hypothèses,ses formules;et
l'éducation,en ce siècle essentiellement scientifique, qu'elle se fasse dans
une institution théologique ou
ailleurs,doit essentiellement contribuer à la formation d'esprits capables de
vastes coups d'oeil,d'esprits constructeurs,bâtisseurs,d'esprits à base de
géométrie et ce n'est que lorsque tous les esprits d'une élite donnée,auront
été façonnés de la sorte, qu'on arrivera dans le corps social à l'harmonie,à
l'entente,donc à L'ORDRE A LA PAIX."....
...".Pour
cela,libérer l'enseignement des chaînes qui le chargent, supprimer ces textes
courts commentés et grossis à de époques ou l'islam était décadent et revenir
aux textes, plus amples mais simples et clairs des périodes de prospérité ou à
ceux que des auteurs modernes sont
entrain d'éditer en se conformant aux règles les plus récentes de la
pédagogie;.....introduire la méthode synthétique qui exclut l'explication par
petits morceaux,par fragments,...et conseiller le recours aux explications
d'ensemble,....mais encore faut-il pour que ce plan soit réalisé que
l'enseignement de la Grande Mosquée soit basé sur un enseignement primaire
d'arabe solide,donné ailleurs ou à l'institut même et constaté par un titre
uniforme correspondant au certificat d'études primaires en français,que d'autre
part,le reste de l'enseignement soit divisé en secondaire et supérieur,qu'on se
préoccupe surtout aux deux premiers degrés de la culture générale de
l'étudiant,et au troisième de la question délicate de la spécialisation en
divisant ces degrés en sections correspondant aux diverses spécialités
conformes à l'esprit d'une université essentiellement religieuse..(droit
musulman et théologie,histoire et géographie
,littérature arabe et comparée etc...Est-ce à dire que lorsque ces
réformes seront instituées et appliquées tout sera dit et que le problème des
études secondaires et supérieures d'arabe en Tunisie sera résolu?..Non
certes....Il restera à combler d'autres fissures...Mais c'est là une tout autre
question dont nous aurons à reparler un jour."(L'Etendard
Tunisien du 6 décembre 1929).
Le 27 août 1931,Tahar Sfar revient sur les réformes
de la Grande Mosquée sur les colonnes de La « Voix du Tunisien » sous le titre "Partisans et
Adversaires"
"Nous avons écrit ,dit-il, dans le journal L'Etendard Tunisien
une série d'articles pour traiter de la question des réformes de la Grande
Mosquée et de la manière dont à notre sens elle devait être résolue;puis
confiant dans les travaux de la commission qui s'est réunie à cet
effet,espérant qu'après la campagne de presse qui a eu lieu et le mouvement
d'opinion publique qui s'est révélé nettement favorable aux réformes,cette
commission ne procéderait pas à la manière de ses devancières et n'aboutirait
pas à un enterrement pur et simple de la mission dont elle a été
chargée...Aujourd'hui nous apprenons avec un vif déplaisir qu'au sein de cette
commission,une majorité de membres s'est prononcée contre les réformes,ce qui a
donné lieu dans la presse et au sein du public tunisien à de très vives
polémiques...qui nous donne un spectacle navrant d'une lutte intestine à
laquelle certains publicistes,accompagnant leurs critiques de propos nettement
diffamatoires et de calomnies monstrueuses,semblent se plaire tout
particulièrement.
"Sans nous attarder à décrire et à démasquer les manoeuvres de
certains intrigants dont le désir secret est de provoquer la division au sein
du groupe de la 'Voix du Tunisien' et aboutir ainsi à l'affaiblissement de cet
organe de la grande popularité duquel ils sont jaloux,sans répondre autrement
que par le mépris le plus absolu aux critiques malveillantes,à la diffamation
honteuse qu'on dirige contre le vaillant directeur de notre journal,sans songer
le moins du monde à le défendre contre les attaques de ses adversaires,dont la
lâcheté égale l'outrecuidance fatuité,car il n'a nul besoin d'être défendu,sa
conduite passée étant,aux yeux de tous la meilleure preuve de sa haute valeur
morale nos préférons nous arrêter,pour les réfuter,aux idées-si tant elles
constituent des idées-que les adversaires du progrès opposent aux réformes de
la Grande Mosquée.
On dit,pour empêcher d'aboutir ce beau mouvement qu'ont amené les deux
milles Etudiants de la Grande Mosquée et qui a eu raison même de la résistance
du gouvernement,que l'enseignement scientifique ne doit pas être donné,à la
Grande Mosquée parce qu'il n'est pas conforme à la nature de cet établissement
purement théologique,parce qu'il conduit les élèves auxquels les matières
profanes sont enseignées,au doute religieux et à l'athéisme,parce qu'enfin cela pourrait amener l'immixtion des agents de la puissance
protectrice,lesquels,appartenant à l'Etat laïque français,risqueraient de
travailler, d'une manière ouverte ou souterraine à la disparition ou tout au
moins à l'affaiblissement de l'enseignement des matières islamiques,au sein de
l'Université de l'olivier: ce dernier argument,étant d'ordre politique,n'est
pas formellement indiqué par les adversaires,mais demeure sous-
entendu dans leur raisonnement dont il constitue en quelque sorte la
pièce maîtresse,l'élément le plus important."Reprenons un à un ,ces
arguments, qui constituent à nos yeux autant de sophismes:
Et d'abord, disons que
l'enseignement scientifique ne peut pas être contraire à la nature même de
l'université de l'olivier,il le serait seulement s'il y était donné d'une
manière exclusive ou prédominante;c'est là une question de proportion que les
partisans des réformes ont résolue en déclarant qu'il est nécessaire que
l'élève acquiert,au cours de ses années d'études,des connaissances
scientifiques analogues à celles des écoles primaires françaises ou
franco-arabes;cette réforme très raisonnable devrait,à leur sens,assurer à
l'Etudiant une certaine culture générale,lui permettant de raisonner juste et
de ne pas être totalement dépaysé au milieu de la génération du vingtième
siècle à laquelle nous
appartenons,d'autre part,il ne saurait y avoir de spécialisation,en matière
religieuse ou dans n'importe quelle branche du savoir humain,s'il n'y a pas
acquisition préalable des éléments de culture générale nécessaires à tout
intellectuel;cette règle est tellement juste que nos plus grand théologiens,du
temps passé,sont ceux qui comme Ghazali,Averroés et d'autres,ont joint à leurs
études juridiques et religieuses,des études d'un ordre plus pratique comme la
médecine et la physique;et actuellement,n'en déplaise aux adversaires des
réformes,les meilleurs cheikhs de notre Mosquée,sont ceux qui, de leurs propres
ailes ont volé dans les régions qu'on leur a interdit d'explorer;c'est ainsi
que le cheikh Radouane est très cultivé en mathématiques et en astronomie,que
d'autres cheikhs aussi éminents,connaissent
fort bien l'économie politique et la sociologie.
"Ces savants
ulémas,loin d'être moins bons musulmans que les autres cheikhs- qui ignorent
totalement ces matières et s'en désintéressent-ont une foi plus solide, car ils
ont une foi éclairée, qui apprécie Dieu à travers son oeuvre que seule la
science peut atteindre.
Ainsi nous arrivons à la
réfutation du second argument: Loin de conduire à l'athéisme,la science en
éloigne;loin d'affaiblir la foi,elle la fortifie,loin d'amener le doute,elle
provoque la certitude.La science donne à l'homme la possibilité de croire par
le coeur et la raison. Les gens qui pensent encore -et c'est la plus grande
offense que l'on puisse faire à notre belle religion-que l'islam ne peut se
défendre que par l'ignorance des vérités scientifiques démontées par
l'expérience,ignorent la vitalité de cette religion;ils ignorent que l'islam a
poussé,s'est épanoui,s'est fortifié,par la discussion scientifique,au milieu de
la découverte des lois qui régissent la matière et des grandes créations du
cerveau humain.Craindre que l'enseignement de la science n'amène la décadence
de la religion,C'EST FAIRE OEUVRE DE FANATISME OUTRAGEANT,c'est faire CROIRE
AUX PEUPLES CIVILISES QUI NOS ECOUTENT,QUE NOUS SOMMES POUR L'OBSCURANTISME,QUE
NOUS NE POUVONS GARDER NOTRE FOI QUE DANS LA MESURE OU NOUS REPOUSSONS
LA PHYSIQUE ET LA CHIMIE QUI SONT A LA BASE DE LA CIVILISATION MODERNE ACTUELLE
c'est à dire que, en quelque sorte, nous nous plaçons en dehors du cercle de
cette civilisation;dire cela REVIENT A DIRE QUE NOUS SOMMES UN PEUPLE
ARRIERE,QUE LES REFORMES POLITIQUES QUE NOTRE JOURNAL"LA VOIX DU
TUNISIEN" RECLAME POUR LE PEUPLE TUNISIEN,CE PEUPLE EN EST INDIGNE: LES
ADVERSAIRES DE LA REFORME EN ARRIVENT AINSI, EN FAISANT PREVALOIR LEUR
PROGRAMME RETROGRADE ET INSENSE, A ETRE TRAITRE A LA CAUSE NATIONALE,A CETTE
BELLE CAUSE QUE NOUS AVONS A DEFENDRE ,QUE NOUS DEFENDONS ET QUE NOUS
DEFENDRONS TOUJOURS AVEC TOUT L'ENTHOUSIASME DE NOS VINGT-CINQ OU DE NOS TRENTE
ANNEES AVEC TOUT L'AMOUR QUE NOUS RESSENTONS POUR NOTRE PAYS.
Non le PEUPLE TUNISIEN,QUE
NOUS AIMONS,QUE NOUS CHERISSONS,NE LAISSERA PAS DIRE POUR REPONDRE AUX
SOLLICITATIONS DE CERTAINS AMBITIEUX DESIREUX DE CONSERVER LEURS PRIVILEGES,AU
RISQUE MEME DE CONTINUER A CROUPIR DANS LA FANGE MEURTRIERE,LE PEUPLE
TUNISIENS,DIS-JE,NE LAISSERA PAS DIRE QU'IL EST UN PEUPLE ARRIERE ET DECADANT
QUI CRAINT LA SCIENCE ET SES BIENFAISANTS EFFETS;IL NE LAISSERA PAS PRONONCER
CONTRE LUI UNE PAREILLE CHARGE ACCUSATRICE;IL SE SOUVIENDRA DES DEUX MILLES
ETUDIANTS EN GREVE IL N'OUBLIERA PAS LEURS EMOUVANTES PROTESTATIONS,COMME IL
N'OUBLIERA SES DOCKERS ABANDONNANT LEUR TRAVAIL,IL SE SOUVIENDRA DE TOUT CELA
ET IL SE DIRA QUE CE MOUVEMENT NATIONAL,UNANIME CONTRE L'OBSCURANTISME,DEMONTRE
PLEINEMENT QUE NOTRE NATION EST OUVERTE A L'EVOLUTION DES IDEES,AU RENOUVEAU ET
AU PROGRES ET QUE LA RESISTANCE DE QUELQUES INTERESSES,EN MAL D'HONNEURS OU
CRAIGNANT LA LOURDE RESPONSABILITE DES CHARGES NOUVELLES,NE SAURAIT EN AUCUNE
FACON DONNER A LA TUNISIE UNE REPUTATION DIAMETRALEMENT OPPOSEE A CELLE A
LAQUELLE LUI DONNE DROIT SA VALEUR INTELLECTUELLE ET MORALE,MANIFESTEE DE
DIVERSES FACONS."
"Arrivons enfin à ce
dernier argument, à l'argument massue: l'immixtion du protecteur;et bien cet
argument se retourne contre les adversaires
qui sont en voie d'amener cette immixtion par leur résistance au désir exprimé
par le peuple en général et en particulier par les milliers
d'étudiants.....L'intervention
officielle viendra non des réformes prises en toute liberté et pouvant
être aménagées de manière à sauvegarder sur le terrain administratif
,l'autonomie entière de l'établissement religieux ,mais de la carence des
membres de la Commission réunie pour élaborer un programme de réformes et qui a préféré s'abstenir de réformer
quoique ce soit..
Disons pour conclure, qu'il y a
une tentative d'étouffement des esprits, que le peuple tunisien, guidé par son
élite vaillante et courageuse, ne laissera faire en aucune façon....."
Le 16 septembre 1931 Tahar Sfar
revient au même thème et il écrira
toujours dans la "Voix du Tunisien" "...La question de la Grande Mosquée
passionne les esprits depuis de nombreuses années; les réformes de
l'enseignement à l'Université de L'Olivier ,toutes les questions qui touchent
de prés ou de loin aux revendications des étudiants qui appartiennent à cette
université, ont toujours présenté pour l'opinion publique en Tunisie et même
pour l'opinion des musulmans en Afrique du Nord, l'intérêt le plus vif. C'est
pourquoi nous sommes très heureux de voir les étudiants dans leur dernier
Congrès prendre une attitude que nous avons conseillée dans ce journal et qui
dénote de leur part en cette circonstance une maturité d'esprit et des qualités
de jugement qui sont à louer.....Nous aurons à cœur, quant à nous, de donner des
conseils désintéressés d'amis dévoués à la cause des étudiants, sans nullement
prétendre les régenter ou les dominer; car le principe de notre action demeure
toujours, quoi-qu'en dise nos adversaires ou même parfois des gens de bonne foi
que trompent les apparences: LA LIBERTE ."
Le 27 décembre 1931 Tahar Sfar écrira encore sous le titre" les
réformes de la Grande Mosquée: études statiques et études dynamiques"
dans les colonnes de L'Etendard Tunisien "Il y a deux manières
de concevoir la conduite des études dans un établissement d'instruction: la
première manière consisterait à n'enseigner les choses et les institutions qu'à
un stade déterminé de leur développement,à en faire la description détaillée,à
en démontrer le mécanisme;mais uniquement à ce stade ,sans se préoccuper de
tout le développement antérieur ni des possibilités d'évolution future;une
deuxième manière laisserait au contraire apparaître le perpétuel changement des
choses et des idées,attirerait l'attention sur leur mouvement incessant,sur le
continuel progrès.La première manière est celle qui est en honneur à la Grande
Mosquée,où tout est étudié sous un point de vue que je pourrais appeler
"statique"sans rattachement aucun au mouvement universel;on y a
l'impression de l'immobile,du figé et par conséquent de l'absolu;tous les
ouvrages d'enseignement se réfèrent à un moment déterminé du développement des
idées et des doctrines et ne font rien apparaître de ce qui a précédé ou de ce
qui a suivi;il semble à l'étudiant qu'on lui enseigne un code de vérités
intangibles qu'il doit se résoudre à retenir par coeur,sans jamais essayer de
le réformer;il est vrai que,pour la plupart des études qui sont d'un caractère
formel,il n'y a point à parler de vérité ou d'erreur c'est plutôt d'une
question de méthodologie d'exposition dont il s'agit,mais dans le domaine
juridique,philosophique,voire même théologique,il n'en va point ainsi,il s'agit
,en effet là, de tout un système d'interprétations,de références,de
raisonnements,de comparaisons,qui a commencé avec la civilisation musulmane et
qui a reçu à mesure que se développait cette civilisation une extension de plus
en plus considérable pour se fixer et se momifier à l'époque de la décadence;il
s'agirait par conséquent,pour que l'enseignement soit fidèle aux réalités qui
se dégagent de l'histoire et pour qu'il soit susceptible d'habituer les esprits
à l'idée de mouvement,de progrès,de vie,il s'agirait pour cet enseignement de
présenter tout un système d'idées et de doctrines dans tout son développement
et non de choisir arbitrairement une période, une étape de ce
développement seulement et de fixer sur elle toute l'attention en faisant
abstraction de tout le reste;autrement dit,à côté des études du genre
"statique",il faudrait établir des études d'un genre "dynamique"
ou plutôt il faudrait mêler intimement les deux genres,.....
Comment,pourra-t-on assure dans
le domaine des réformes,l'application des principes généraux que je viens
d'indiquer?Il s'agit de donner aux études historiques,tant générales que spéciales(histoire
du droit musulman,histoire de la littérature arabe et Nord-Africaine,histoire
des idées philosophiques,histoires des religions ...)une importance qui leur
fait défaut dans les programmes actuels parce que ces études sont d'un genre
essentiellement dynamique;...bien plus,il faut que l'esprit de ces études
pénétré dans les études du genre statique(droit musulman,théologie etc...)
D'autre part,il s'agit de permettre au professeur d'être en même temps un critique;bien plus,l'encourager à être personnel,original
dans les matières qu'il enseigne et lui conseiller d'accueillir avec joie les
observations et les remarques critiques de ses auditeurs;autrement dit, poser
le grand principe que la formation des personnalités est autrement plus
importante que la formation des consciences,car on n'agit véritablement sur les
consciences d'une manière durable et effective qu'à travers des personnalités
fortes,des cerveaux solides,des volontés agissantes...La foi et la Raison
peuvent avoir leurs domaines respectifs...Mais CE DONT IL FAUT SE GARDER AUSSI
DANS LES ETABLISSEMENTS D'ENSEIGNEMENT QUE PARTOUT AILLEURS,C'EST DE LES
DRESSER L'UNE CONTRE L'AUTRE,D'EN FAIRE DES ENNEMIS A MORT REMPLISSANT
L'HISTOIRE DE LEURS CLAMEURS ET DE LEURS INVECTIVES;LE SIECLE EST A LA
RECONCILIATION;SACHONS EN PROFITER."
En juin 1937,moins d'un an avant les événements d'avril 1938,les
Etudiants de la Grande Mosquée sont une nouvelle fois en grève et les réformes
tant attendues ne viennent pas Tahar Sfar reprend sa plume et écrit dans le
journal "L'ACTION" du 10 juin 37,sous le titre'LA QUESTION
DE LA GRANDE MOSQUEE':...."L'attitude de la généralité des
étudiants est dictée par des motifs nobles ,désintéressés,tous veulent pour
leur Université un meilleur avenir,tous aspirent à ce que les futurs
zietouniens ne viennent pas grossir les rangs d'un prolétariat intellectuel
déclassé et abandonné à son propre sort:des perspectives de vie pleine et digne
doivent entretenir la confiance parmi les étudiants...
"D'ailleurs,il faut
reconnaître,à l'actif de ces étudiants,que pendant tout le temps qu'a duré leur
grève, ils se sont abstenus de tout trouble, de toute activité passionnelle, de
toute manifestation ostentatoire....Il convient que le gouvernement ne fasse
pas la sourde oreille...Le prestige du gouvernement n'aurait rien à perdre s'il
venait à prendre à l'égard de ces étudiants une attitude paternelle....en leur
marquant l'intérêt qu'il prend à l'avenir de leur Université et à leur avenir
propre.Ce serait, nous pouvons l'affirmer en toute conscience, une belle tâche
à entreprendre et le gouvernement de ce pays n'aurait pas du tout à le
regretter."
Nous avons déjà souligné que Tahar Sfar considérait,à l'instar de tous
les réformateurs qui l'ont précédés, que le développement de l'éducation
constituait la meilleure voix pour une libération nationale porteuse de progrès
réel dans notre pays et nous trouvons cette préoccupation constante à travers
ses très nombreux écrits sur le système
éducatif, c'est ainsi que, par exemple, dans "L'ACTION" du 2
septembre 1937 il écrit sous le titre "La Question des Ecoles
Coraniques"..."Des dizaines de demandes ont été adressées à la
Direction de l'Instruction Publique pour l'ouverture d'écoles coraniques
libres, de nombreux dossiers ont été
constitués;des enquêtes ont été faites ;partout des locaux sont prêts à
recevoir les enfants qui courent dans les rues ; des bienfaiteurs ont effectué
d'énormes dépenses pour l'affectation de ces locaux à l'enseignement .Malgré
tous ces efforts déployés ,malgré le désir exprimé par l'opinion publique de
voir donner une solution favorable à cette question des écoles coraniques,les
demandes continuent à moisir dans des dossiers poussiéreux.Un mois nous sépare
de la rentrée scolaire;au mois d'octobre prochain,des centaines ,des milliers
d'enfants peut-être vont être refusés aux écoles ,faute de places pour les
recevoir;et, pendant ce temps il y aura dans un grand nombre de villes des
locaux vides et des maîtres qui
n'attendent pour commencer leur oeuvre d'éducation et d'instruction de ces
malheureux petits qu'un effort de bonne volonté de la part d'une Direction qui
a été instituée non pour contrecarrer l'instruction et s'opposer à sa
diffusion,mais plutôt pour la favoriser et en assurer par tous les moyens le
développement.
Qu'a-t-on à craindre en
effet?Et pourquoi,tout d'un coup, cette résistance à agréer les demandes
présentées, ce désir de s'esquiver, ces lenteurs de procédures?L'expérience
faite dans le passé, on ne saurait le nier sans mauvaise foi,est concluante:Les
écoles coraniques ouvertes jusqu'à ce jour ont donné de bons résultats; elles
ont aidé à la diffusion de l'instruction dans le pays;sans concurrencer les
écoles gouvernementales,elles ont en quelque sorte complété leur oeuvre;partout
,à Tunis,à Ksar-Hélal,à Mahdia la population n'a eu qu'à se louer du zèle du
personnel appartenant à ces écoles et de leur rendement;aucune plainte ne s'est
élevée à ce que nous sachions qui puisse constituer une accusation quelconque à
l'encontre de ces établissements,soit pour ce qui concerne l'oeuvre même de
l'enseignement ou de l'éducation soit pour ce qui touche à la moralité......Au
moment où les pouvoirs officiels eux-mêmes avouent leur impuissance à répondre
à la demande de la population en matière d'enseignement,au moment ou le
gouvernement proclame sa carence,il est juste,...que l'initiative privée se
charge d'une partie au moins de ce service public;l'empêcher de remplir ce
devoir sacré ne peut être qu'une iniquité intolérable....Toute la Tunisie qui
attache un grand prix à ce problème de l'instruction, attend dans l'anxiété que
le gouvernement réponde favorablement à ce voeu de tout un peuple."
POUR UN ROLE DE PREMIER PLAN DE LA FEMME.
Appuyant, avec une très forte
conviction ,les idées de Tahar Hadad, Tahar Sfar a souvent tenter
d'expliquer que l'islam bien compris a oeuvré pour une authentique libération
de la femme,et il a toujours pensé que l'émancipation de la femme notamment par
l'éducation et l'enseignement constituait un facteur déterminant de progrès de
la future société tunisienne .C'est
ainsi qu'il écrit dans le numéro 3 de la revue "Leila"de mars
1937sous le titre"Le droit musulman et le mouvement féministe
moderne":"Un vaste mouvement féministe s'observe depuis un
demi-siècle environ dans tous les pays d'islam,plus ou moins contrecarré dans
son action par les forces conservatrices .....Depuis la
guerre,principalement,ce mouvement a pris une ampleur considérable et réalisé
ou amorcé dans la condition sociale et juridique de la femme musulmane de
grandes transformations.L'évolution est plus ou moins poussée suivant les
pays.c'est ainsi qu'en Turquie,on peut dire qu'elle a atteint son point
culminant et abouti à une révolution complète;mais partout l'on constate la
volonté de réagir contre les moeurs et les coutumes d'un passé récent."
"Bien entendu l'opposition
gronde parfois au nom de la religion, du droit musulman,des bonnes moeurs même,
et oblige à plus de réserve les partisans des réformes.Certains de ces
féministes des pays musulmans,dans leur désir de faire accepter leurs réformes
par les masses clament que la source de ces réformes se retrouve dans le droit musulman dans son état de pureté,notamment
dans,le Coran ou la Sounnah et que toutes les revendications du féminisme moderne
sont en quelque sorte islamiquement réalisables.D'autres, au contraire,voulant
couper toute attache avec le passé et rompre avec toutes les
traditions,déclarent que rien ne peut se faire dans ce domaine avec le concours
de la religion,le droit religieux étant,d'après eux, responsable de l'état
d'infériorité de la femme dans les différents pays musulmans.La vérité ,d'après
nous,ne peut se rencontrer dans ces affirmations extrêmes;le droit musulman ne
mérite,peut-on dire,ni cet excès d'honneur,ni cette indignité.
Sans cadrer avec les différents
aspects du féminisme moderne,sans prétendre réaliser les revendications
extrêmes de ce féminisme,il reste néanmoins, dans un très grand nombre de cas,
très libéral à l'égard de la femme,beaucoup plus libéral que ne peuvent le
laisser croire les coutumes et les traditions qui ont pesé de tout leur poids
sur les rapports entre époux dans les différents pays musulmans,d'un
libéralisme qui souvent l'emporte sur celui d'un grand nombre de législations
européennes même dans la période actuelle.C'est ainsi que beaucoup d'européens
sont surpris,profondément surpris quand on leur apprend que le droit musulman
reconnaît à la femme mariée une capacité civile pleine et entière qui lui
permet non seulement d'administrer ses biens, mais d'en disposer d'une manière
absolue.Il convient de dire qu'au début de l'Islam,la femme tenait une grande
place dans le foyer et était consultée à propos de toute question importante
qui intéresse la famille;le prophète lui même observait à l'égard de ses femmes
une conduite empreinte du libéralisme le plus complet et basée sur la justice
la plus stricte; comme ses actes autant que ses paroles faisaient foi;les
recueils de hadiths ne manquaient pas de révéler dans ses moindres détails
cette vie intime de notre prophète et même certaines petites scènes de
famille;on trouve notamment dans les "TABAQUAATS"d'IBN_SAAD des
détails circonstanciés et plein de saveur sur la parfaite correction et la
délicatesse du prophète à l'égard de ses épouses.Même dans le dernier discours
qu'il a prononcé à la Mecque et qui s'appelait "LE SERMON DE
L'ADIEU"le prophète tint, dans des paroles émouvantes et fortes ,à
recommander aux fidèles rassemblés,d'avoir à l'égard de leurs épouses et des
mères de leurs enfants,l'attitude la plus juste et la plus douce.L'importance de ces actes et de ces paroles du prophète ne peut
échapper à tous ceux qui savent que la "SOUNNAH"constitue une source
essentielle du droit musulman,or ce droit en ce qui concerne la condition de la
femme présente un caractère moyen en quelque sorte ,à égale distance entre
l'extrême asservissement de la femme et son extrême affranchissement:s'il est
vrai de dire qu'il ne fait pas de la femme la créature de l'homme,qu'il ne la
soumet pas à ses caprices et ne tolère pas du mari les manquements aux règles
de la bienséance qui doivent présider à la vie en commun dans le foyer,il est
vrai de dire également qu'il astreint la femme à une certaine
discipline,l'oblige à garder une certaine réserve et n'autorise en aucune façon
les excès où semblent se complaire nos féministes modernes. Le droit musulman
tel qu'il a été,tel qu'il se trouve développé dans un certain nombre d'ouvrages
juridiques,permet un relèvement sensible dans la condition sociale et
intellectuelle de la femme musulmane d'aujourd'hui,par la suppression de
coutumes désuètes et de traditions millénaires rétrogrades,mais il n'autorise
pas les excès que d'aucuns recherchent en se basant sur des absolus
métaphysiques bien plus que sur les réalités de la vie .
Aussi nos intellectuels que
passionne cette question de la femme doivent-ils,au lieu de rechercher des
exemples ailleurs que dans leur milieu,se plonger dans l'étude de ce droit
empreint d'un libéralisme mesuré certes mais réel,afin d'y découvrir,au delà de
traditions peut être équitables,des traditions plus anciennes aux-quelles ils
pourraient accrocher le mouvement évolutionniste et réformiste dont ils
escomptent être les pionniers et les artisans.
Un livre comme celui de Rachid
RIDHA dont on fête ces jours derniers le souvenir"APPEL AU SEXE
DELICAT" est remplie de cet enseignement......"
Tahar Sfar,ne s'est pas uniquement préoccupé de la condition de la
femme dans le droit musulman,dans le N° 7 de mars 1938 il essaye de présenter
une rapide synthèse de la condition de la femme dans l'histoire de
l'humanité."Beaucoup de personnes ,écrit Tahar Sfar,s'imaginent que la
condition de la femme a suivi en quelque sorte, automatiquement les progrès de
la civilisation et que les adoucissements apportés à cette condition,très
précaire,aux premiers temps de l'histoire et de la préhistoire,sont dus à
l'élévation du niveau moral de
l'humanité,à l'apport des nouvelles conceptions philosophiques et morales.Au
fond,il n'en est rien. La condition de la femme a traversé,aux différentes
époques de l'histoire et chez tous les peuples et peuplades de la terre,une
série de phases auxquelles la morale est demeurée étrangère;c'est plutôt sous
le coup des nécessités économiques qu'on a observé dans cette condition, les
transformations les plus importantes et les plus durables."
"Dans les sociétés
primitives,la femme a joué un rôle économique extrêmement important;un grand
nombre des découvertes et des inventions qui se sont produites aux premiers âges de l'humanité ont procédé de
l'imagination créatrice et du dévouement fécond de la femme;c'était d'ailleurs
elle, bien plus que l'homme qui était le pivot de la famille;le rôle biologique
de l'homme est demeuré complètement ignoré chez un grand nombre de peuplades
primitives et la femme seule,dans son^rôle de mère ,groupait autour d'elle,les
différents membres de la famille;chez un grand nombre de sociétés primitives,on
a vu le mâle vivre dans la famille de son épouse,rattaché à cette famille et se
dévouant pour elle."
"Dans l'histoire de
l'humanité,le régime du "matriarcat" où les droits de la femme
étaient les seuls reconnus,où la parenté et l'héritage avaient lieu par les
femmes,a précédé chronologiquement le régime patriarcal où l'intégralité du
pouvoir a été transmise à l'homme qui a fini par devenir le chef incontesté,le
maître absolu,ayant droit de vie et de mort sur la femme,pouvant même la
transmettre entre vifs ou la léguer comme une chose ."
"Ce sont des transformations d'ordre économique qui ont été à
l'origine de ce bouleversement dans la condition de la femme: la substitution
de l'industrie,plus compliquée,à l'art agricole et surtout à la vie pastorale a
permis au sexe fort d'assurer sa suprématie,d'arracher en quelque sorte
l'autorité et le prestige à la femme;celle-ci a fini peu à peu par perdre le
rôle économique de premier plan qu'elle assurait au sein de la cellule
familiale et s'est vue ravalée au rang d'objet de luxe,destiné à satisfaire les
exigences et à consentir au plaisir du sexe masculin, pendant longtemps elle
fut l'esclave de l'homme,soumise à ses caprices,obéissant sa loi,courbée sous
son autorité;elle mena longtemps une vie misérable,sans joie et sans grandeur
et cessa d'être le moteur puissant, le centre d'attraction,le foyer de
rayonnement qu'elle a été aux premiers âges de l'humanité.On vit,chose qui
parait surprenante,la femme,en Grèce,du temps de Périclés par exemple,soumise à
une loi plus dure que chez les Indiens de l'Amérique ou les peuplades de la
Russie primitive: la civilisation,le progrès des arts et des lettres,loin de
provoquer l'amélioration de sa condition a paru au contraire l'aggraver;il y a
là l'une de ces contradictions qui défient la logique mais qu'explique
néanmoins sans la justifier,la nature intéressée et portée vers la domination de
l'homme."
"Les religions révélées
ont été une réaction contre l'état d'asservissement de la femme et les
conséquences fâcheuses du régime patriarcal;elles ont essayé d'introduire des
éléments de morale dans cette organisation basée uniquement sur l'intérêt.Le
Christianisme fit du mariage un sacrement et posa comme principe
essentiel,l'indissolubilité du lien matrimonial.L'Islam,tout en ayant une
conception plus souple de l'union conjugale,favorisa le mariage et,réagissant
avec netteté contre les moeurs de l'époque, éleva résolument la condition de la
femme;le sermon d'adieu du prophète fut un appel pathétique,d'une émotion
intense en faveur de la femme."
"Malgré la précision et la
force de ces commandements religieux,la condition de la femme continua,nonobstant
de sensibles améliorations,à être précaire,sous l'effet des circonstances
économiques et de certaines institutions,telle que l'esclavage.La femme fut de
plus en plus choyée et aimée,mais toujours en tant qu'objet de plaisir,destinée
à satisfaire les appétits du sexe fort et non pour ses valeurs d'humanité,ses
possibilités de création et de production scientifique ou artistique.Il fallut
pour assurer l'émancipation de la femme,que s'engageât la lutte contre le
régime économique lui- même;l'avènement de la grande industrie,en assurant de
plus en plus le triomphe de la femme ouvrière,libéra définitivement la femme de
ses liens,éleva sa condition et en fit l'égale de l'homme dans tous les
domaines;mais elle désorganisa en même temps la famille et démantela le
foyer.Tant il est vrai qu'ici bas il est extrêmement difficile de réaliser les
positions d'équilibre qui sont,au point strictement humain les meilleures
positions;l'humanité est condamnée à toujours aller,comme dans un mouvement de
pendule,d'un extrême à l'autre."
"Ainsi la petite
industrie qui a succédé au régime agricole et à l'état pastoral,fit de la femme
une esclave ,et de l'homme un tyran.La grande industrie,au contraire,en réalisant l'émancipation complète de la femme brisa le lien qui
devait en faire l'associée de l'homme et détruisit le foyer.Ce fut là l'origine
de la crise sociale des temps présents et peut)être que cette idée n'est pas
étrangère aux affreux bouleversements et à l'inquiétude auxquels on assiste
aujourd'hui;car les familles étant en quelque sorte des corps intermédiaires
entre l'Etat et les individus,elles assurent d'autant mieux leurs fonctions
d'éléments de stabilité et de paix,qu'elles sont elles mêmes mieux organisées
et plus cohérentes.Si dans une société donnée,les individus se sentent et
s'apprécient plus comme individus que comme membres de telle ou telle
famille,autrement que pères,mères ,fils,frères,etc;ils se trouvent
naturellement beaucoup plus portés à se laisser imprégner de certaines
mystiques,plus ou moins dangereuses;car chez eux le sentiment de brièveté de la
vie humaine l'emporte sur l'idée de permanence de la famille;au contraire quand
dans un pays donné,se développent le sentiment de la famille,les idées
d'ordre,de stabilité,de paix se développent aussi et s'enracinent;la société
cherche à se maintenir et use pour y parvenir des moyens les plus pacifiques.De
cette analyse il résulte que pour lutter contre les guerres il faut fortifier
l'institution de la famille,il faut revenir à l'enseignement de la religion et
tempérer l'ardeur que ressent le sexe faible pour une émancipation totale et
sans limites qui est à la véritable émancipation ce que la licence est à la
liberté."
"La femme peut et doit
être libre;mais elle n'a pas besoin pour cela de briser tous liens avec son
mari,ses enfants,de "vivre sa vie" pleinement,sans se soucier de la
fonction essentielle qui lui est dévolue comme mère,d'abord,comme épouse
ensuite;qu'elle se souvienne qu'à l'aube de l'Humanité,elle a été la
"déesse"véritable du foyer,son ange gardien,qu'elle fut celle qui a
fait progresser les pratiques agricoles et les travaux artisanaux tels que la
poterie,la vannerie,le travail du bois
et même la construction et qu'avant d'avoir l'idée de donner à leurs
dieux figures de patriarches,les anciens avaient pour coutume de les
représenter sous les traits de déesses."
" La femme doit évoluer
certes, mais en conservant le sentiment de sa féminité et en cherchant toujours
à assurer de mieux en mieux, le rôle qui lui est échu et dont la grandeur ne
peut être mise en doute."
Sincèrement convaincu de la noblesse et de l'importance du rôle de la
femme Tahar Sfar revient sur ce sujet encore une fois en écrivant dans le
numéro 5 de la même revue "Leïla" du mois d'octobre 1939"...Ce
rôle est immense,de premier plan;son importance augmente de jour en jour à
mesure que se développe la science..."
"Ainsi,on peut dire,avec
raison,que la science,après avoir éloigné la femme de son foyer,tend à la
replacer chez elle,à la réconcilier avec les siens,à la rapprocher de son mari
et de ses enfants."
Mais la
femme,réintègre son foyer, sans rien abdiquer de sa liberté reconquise;elle
entend désormais partager son temps entre ses occupations du dehors et les
joies que peut lui procurer son séjour au sein de sa famille;elle entend
apporter à sa famille les fruits de l'expérience qu'elle a acquise par son
contact avec l'extérieur,par sa vie dans cet air libre qu'elle a respiré;elle
retourne au foyer,non pas en femme claustrée,opprimée et recluse,de nouveau dominée
et esclave,instrument de plaisir et objet d'apparat,mais en femme libre qui
veut reprendre fièrement et de son propre gré son oeuvre d'altruisme faite de
sacrifice et de dévouement....".
"L'Etat doit l'aider dans
cette tâche,à laquelle elle voudrait désormais se consacrer,en lui assurant une
protection efficace contre tous les ennemies,quels qu'ils soient,ceux du dehors
et du dedans:...."
Quand on sait qu'aujourd'hui de
nombreux prospectivistes nous laissent entrevoir un XXIè siècle qui verra le
triomphe des valeurs féminines on comprend aisément que la pensée de Tahar
Sfar,autant que celle de son compatriote Tahar Hadad, en ce qui concerne le
rôle de la femme était prémonitoire.
« L'ORDRE PUBLIC ET LA TRANQUILITE DE LA SOCIETE N'ATTEIGNENT
UN DEGRE ELEVE QUE DANS LES SOCIETES OU LA LIBERTE DE LA PRESSE EST
ENTIERE »:
Avec la nécessaire réforme du système éducatif et l'émancipation bien
comprise de la femme, Tahar Sfar considérait que la liberté de la presse est un
des fondements de la société de progrès et déjà en mai 1931 dans les colonnes
de "La Voix du Tunisien" il écrit sous le titre"La
liberté de la presse en Tunisie":"Pendant que le peuple
Tunisien s'apprête à fêter à sa manière, sans faste et sans apparat,
l'avènement de la nouvelle année, de l'année 1350 de l'hégire, voilà qu'un gros
nuage survient à l'horizon: deux journaux arabes, l'un quotidien, En- Nahda,
l'autre hebdomadaire, El-Ouazir, sont suspendus par le même arrêté ministériel
qui porte-ô ironie!-la même date que le Traité du Bardo."
"Ainsi cinquante ans sont passés depuis le jour qui marque
officiellement l'avènement du protectorat en Tunisie et l'on est encore au
stade de l'application rigoureuse aux journaux de ce pays, des lois
draconiennes par lesquelles on refuse à la Pensée le droit de s'exprimer
librement et aux diverses opinions celui de s'affirmer pleinement en
public."
"On nous a parlé de
progrès réalisés, de transformation effectuées, de perfectionnements
apportés;l'acte de répression qui vient d'atteindre le même jour deux journaux
arabes et de frapper le peuple Tunisien dans deux de ses organes les plus
précieux, prouve mieux que tous les raisonnements que, sur le terrain moral
principalement, on n'a fait que rétrograder."
"Les liens sont
tellement étroits entre ce domaine et le champ d'activité économique que la
vie, même matérielle, se retire d'un peuple, lorsque parvenu au stade où il lui
faut exprimer fortement et franchement ses idées, où il faut à ses élites
discuter sur les solutions aidant au relèvement économique et social, il se
voit néanmoins obligé par un régime qui l'étouffe, à ronger son frein en
silence ,à taire ses appréhensions et ses désirs, à refouler au plus profond de
lui même ses douleurs et ses peines."
"Il y a longtemps que nous
savons que la Tunisie est privée de ce qu'on appelle communément dans les pays
d'Europe la liberté de la presse, liberté qui n'a été acquise, en France même,
que tardivement et au prix de mille efforts;mais nous nous plaisions à croire que notre Résident actuel
se garderait bien de faire application,
aux journaux de ce Pays, de nombreux textes législatifs, dépassés en la
matière et surtout des fameux décrets de 1926 qui punissent même l'intention et
que le prédécesseur de Monsieur Monceron ,pour calmer l'opinion, a promis un jour
de laisser tomber purement et simplement en désuétude;nous nous plaisions à
croire que le successeur de monsieur Lucien Saint, tiendrait à honneur de
marquer son séjour en Tunisie, par une politique des plus libérales qui serait
la meilleure récompense pour un peuple que tous les Officiels ont proclamé
" résolument pacifique" et qui ne mérite par conséquent pas le sort
rigoureux qui lui est fait actuellement."
"Malheureusement, nous
sommes obligés de déchanter: Hier, la Résidence informe qu'une plainte a été
déposée par le Directeur de l'Instruction Publique contre notre journal, parce
que le Directeur de celui-ci aurait exprimé une parole qui aurait paru un peu
vive , quoique vraie ,au milieu d'un débat sur l'usure appuyé sur une étude
scientifique et objective de ce terrible fléau que tout le monde ,y compris nos
gouvernants, avait stigmatisé et contre lequel, de l'avis de tous ,une lutte
acharnée et poussée ,doit être vigoureusement menée."
"Aujourd'hui on interdit
deux journaux, dont un quotidien à très fort tirage, qui longtemps a été accusé
d'être l'organe semi-officiel du gouvernement, et qui, s'étant ressaisi et
ayant exprimé, avec les multiples atténuations et réserves, quelques vérités
d'ordre politique et social, se voit brusquement victime des foudres
officielles, l'Autorité ayant complètement oublié son passé d'ami,de conseiller
prudent pour ne se souvenir que de quelques critiques-fort innocemment
exprimées ,d'ailleurs."
"On demeure stupéfait à
imaginer l'état lamentable de notre Presse Tunisienne, réduite à cinq
hebdomadaires en langue arabe, paraissant régulièrement et deux quotidiens,
tous à Tunis;c'est une misère! Le gouvernement, soucieux du bien public, aurait
dû encourager la parution de nouveaux journaux, tant pour avoir vue sur l'opinion
publique, que pour contribuer à son éducation;par un renversement malheureux de
l'ordre naturel des choses, on trouve ce nombre trop fort pour un pays qui
compte deux millions d'habitants, et, en un trait de plume, par un arrêté qui
n'a même pas besoin d'être motivé, par une décision administrative prise
souverainement sans recours possible, on empêche de paraître deux de ces
journaux; on condamne à la mort intellectuelle, les milliers de lecteurs qui se
plaisaient à travers ces rares pages imprimées, à suivre jour par jour, les
nouvelles du monde et celles de leur pays, s'échappant pour de courts instants,
à la prosaïque tâche quotidienne;on prive de leur gagne-pain et on livre à
l'affreuse misère les trente-cinq personnes employées au quotidien, ainsi que
les familles qui sont à leur charge."
Pourquoi une telle rigueur dans la répression?
La Dépêche Tunisienne mentionne laconiquement: "Cet arrêté a été pris à la
suite de la campagne de dénigrement systématique et d'attaques tendancieuses
que ces deux journaux menaient depuis plusieurs mois contre les institutions du
protectorat, et qui était de nature à troubler l'ordre public dans la Régence."
"Il suffirait de
traduire quelques articles pris n'importe où, dans ces deux journaux, pour
faire justice d'une telle assertion;on y verrait au contraire, une critique
pondérée, objective, sans parti-pris, de ces institutions;la Nahda, même a
toujours limité son exploration au domaine économique et social, évitant
presque toujours les coups d'œil "dangereux" dans le domaine
proprement politique ,bien qu'en réalité il ne doive pas être interdit à des
citoyens de discuter les questions politiques qui concernent leur pays."
"La prudence devenue
proverbiale du journal " la Nahda" n'a pas empêché le gouvernement
d'en prononcer la suspension!"
" Le gouvernement
entend-il donc imposer silence à l'opposition, quelque modérée qu'elle soit, et
ne plus conserver que les journaux à sa dévotion? Veut-il désormais vivre au
milieu des sourires factices et des airs de convention, sans jamais prêter
l'oreille aux plaintes qui montent d'un Peuple qu'écrase une crise terrible, ni
faire attention aux mouvements qui le secouent?"
"La Tunisie,elle, qui
veut vivre, conserve en tête ses revendications ,la liberté de la presse et l'abolition
des décrets de 1926 ;plus que jamais, en cette période de souffrances et de
misères, cette liberté apparaît comme indispensable à la Nation; Aussi
poserons-nous résolument le problème devant le congrès général de La Ligue Des
Droits de l'Homme et du Citoyen qui se réunira bientôt à Vichy pour discuter de
diverses questions relatives à la colonisation. Cette Ligue, comme son
l'indique suffisamment, défend les droits de l'homme ,sous toutes les
latitudes;elle est gardienne des belles traditions révolutionnaires issues de
la France de 1789, de ces traditions que cette nation, dans un élan de
désintéressement et de foi, a exprimées vigoureusement dans la fameuse
Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et qui ont été répétées ou
sous-entendues dans toutes les constitutions ultérieures. Depuis ,les hommes se
sont faits malheureusement plus pratiques ,surtout quand il s'est agi des
colonies;ils firent de la discrimination entre leurs semblables et usèrent
d'arguments spécieux pour priver un grand nombre d'entre eux des droits "
prétendument inviolables et imprescriptibles"
"Heureusement pourtant
que la ligue des Droits de l'Homme,vient de se souvenir des devoirs sacrés qui
lui incombent; son Bureau Central vient de voter une motion qui nous satisfait
pleinement. C'est dire, que nous n'avons nullement l'intention ,comme nos
adversaires nous le reprochent, de "jeter les Français à la mer".Nous
avons tout lieu de croire que cette motion sera approuvée par le congrès;et
alors nous demanderons aux membres de celui-ci de passer des paroles aux actes
et de mettre tout en branle pour aboutir à l'internationalisation des questions
coloniales et à la création auprès de la Société Des Nations, d'un organisme
chargé de les mettre à l'étude et de recueillir les pétitions que lui
adresseront les intéressés"
" Ainsi il apparaît que
souvent des événements circonscrits et localisés comme la suppression d'un
journal dans un pays donné, si petit soit-il par la place qu'il occupe dans la
carte géographique, peuvent être le prélude de transformations profondes dans
l'ordre des choses proprement humain"
"La destruction, dans
le présent, peut être la cause de créations futures qui la dépasse en ampleur
et en portée et des faits en eux-mêmes malheureux sont la plupart du temps à
l'origine de grandes et d'heureuses réformes."
Tahar Sfar reviendra souvent
dans ses différents articles au thème de la liberté de la presse,c'est
ainsi qu'il écrit encore dans "L'Action Tunisienne" du 22
décembre 1932:" Il est inconcevable qu'à une époque où toutes les
opinions ont besoin de s'exprimer,où la nécessité sociale la plus évidente
exige qu'elles s'expriment en toute liberté,pour éclairer le législateur sur
les aspirations de la Nation,les difficultés de l'heure présente,et les solutions
qui s'offrent pour les résoudre,il est inconcevable qu'à un tel moment,on
continue à pratiquer en Tunisie le régime du bâillon par l'asservissement de la
presse et le système des interdictions et des refus injustifiés."
"La suppression qui se
renouvelle sous nos yeux,des journaux et des revues qui déplaisent à
l'administration,soit par les articles qui s'y insèrent,soit par la couleur
politique des personnes qui y écrivent,constitue une atteinte,sans cesse
répétée,et intolérable,au droit des gens,et à l'un des principes les plus
sacrés de tout régime démocratique qui se respecte: savoir la liberté pour tout
citoyen d'exprimer publiquement ses opinions,par la parole ou par la
plume.....Et lorsque l'opinion qui s'exprime,ou veut s'exprimer,appartient au domaine
de la science pure ,au champ de la recherche désintéressée et positive et c'est
le cas des revues,telle que la revue "EL Alem",récemment supprimée,la
défense faite à cette opinion de se révéler,n'est plus seulement la résistance
au plus sacré des droits individuels,mais aussi une atteinte au droit de la
société entière,éprise de plus de lumière et de vérité."
"Que si l'on invoque
des raisons tirées de l'ordre public,de la tranquillité de la rue,alors il est
facile de répondre que cet ordre et
cette tranquillité n'ont jamais atteint un degré aussi élevé que dans
les pays où la liberté de la presse est entière et n'est limitée que par la
nécessité de ne pas porter atteinte à l'honneur et à la considération des
personnes,dans leur vie privée;jamais,à aucun moment,on n'a constaté que cette
liberté ait engendré des troubles quelconques."
"Bien plus sous un
régime de liberté toutes les opinions s'expriment et s'affrontent parallèlement
et aucun des groupes qui luttent,n'éprouve la nécessité de recourir aux moyens
violents: partout l'on se dit que la vérité finira par triompher grâce à sa
force de persuasive que l'on aboutira bientôt à une ère de bonheur et de
prospérité."
"Lorsque,par
contre,on prive un parti politique important et qui compte de nombreux
adhérents,du droit de répandre librement ses idées,de faire entendre sa
voix,alors ,mais alors seulement,en raison de l'oppression qui
s'exerce,l'esprit révolutionnaire s'éveille,se développe;un vent de révolte
souffle et l'on songe aux moyens de secouer un joug qui devient trop
lourd."
" Ainsi l'eau,qui se
répandait librement sur de vastes étendues,lorsqu'elle vient à être emprisonnée
dans d'étroits espaces,entre en fureur et tend à briser les digues qu'on lui
oppose: Loi non seulement sociologique mais physique."
"Ce raisonnement est tellement évident
que c'est dans les pays qui ont eu à souffrir d'un régime de dictature, que
l'on a vu se former,malgré et contre tous,des associations secrètes et se
développer les mouvements révolutionnaires,à tendance nettement violente."
" Aussi,est-il d'une
très mauvaise politique et d'une administration déplorable,d'essayer de briser
un mouvement aussi ample,aussi étendu que le mouvement destourien,en supprimant
les organes qu'il s'adjoint et en refusant systématiquement à autoriser la
parution de tous ceux qu'il essaie de créer."
" Croit-on par là couper
les ailes à un parti qui compte,à travers la Tunisie,des centaines de milliers
d'adhérents,dont la fougue militante n'est pas près de s'éteindre?"
"Croit-on empêcher la
progression de l'idée nationale qui pousse le peuple tunisien tout entier vers
la réalisation de sa libération,et l'anime de ce vouloir vivre collectif qui
est à la base de tous les mouvements d'émancipation anciens et futurs,alors que
cette idée nationale est à l'heure actuelle,par suite de nombreux facteurs qui
se sont exercés,une réalité tangible et saisissable,présente aux cerveaux de
tous les tunisiens,non seulement de ceux qui appartiennent aux générations
montantes,mais même des représentants des vielles générations,elles aussi
remuées par le désir de respirer à plein poumons,l'air pur de la liberté."
" Les perturbations
les plus graves ne prennent naissance que lorsque des Gouvernements, oubliant
leur mission qui est de développer partout l'instruction et de réaliser
l'harmonie des intérêts individuels et de l'intérêt général, cherchent au
contraire à opposer une résistance systématique et acharnée à la progression de
certaines idées-forces en vue de faire régner l'obscurantisme, à la faveur
duquel ils espèrent durer ,appuyés qu'ils sont sur des oligarchies financières,
des puissances d'argent."
Mais la poussée des foules
,éprises d'idéal, de vérité, désireuses de connaître les maux dont elles
souffrent, les véritables causes de leur misère et de l'ignorance où on les
plonge,brisent les digues qu'on essaie en vain d'élever autour d'elles,pour les
maintenir dans un état de sujétion."
"Les gouvernements bien
inspirés évitent ce choc brutal,par les libertés qu'ils accordent aux peuples
dont ils ont la charge;ils s'appuient sur les masses plutôt que sur une
minorité puissante de gros financiers et s'assignent comme but celui d'assurer
le bien-être du plus grand nombre et non l'enrichissement de quelques
élus."
"Tout récemment, le gouvernement,obéissant
sans doute aux tendances libérales du nouveau parlement de France,a accordé au
peuple tunisien la liberté syndicale,en spécifiant que les droits seront égaux
pour les français résidant dans ce pays,et les tunisiens."
"C'était la une bonne
chose à retenir à l'actif du gouvernement,un progrès réalisé.Mais comment
concilier les tendances libérales que révèle ce décret tout récent sur la
liberté syndicale,et le maintien,bien plus,l'application sévère des décrets de
1926 sur la presse,application qui a abouti à la suppression de la revue
"EL Alem",écrite en langue arabe et destinée,dans l'esprit de ses
fondateurs,à propager la culture arabe et à faire connaître aux lecteurs
l'histoire de la Tunisie?"
"Un gouvernement peut-il
sans être taxé d'illogisme et de contradiction,se montrer libéral,animé de
bonnes intentions,dans un domaine déterminé de l'activité sociale,puis,dans
d'autres domaines exercer une dictature que rie ne justifie......"
"....un gouvernement
indécis,tiraillé dans différentes directions,qui accorde de temps en temps de
petites concessions par crainte de l'impopularité,sans s'engager à fond dans la
voie des grandes réformes qui, seules, sont de nature à sauver un pays entier
de la ruine totale et un peuple de l'anéantissement,un gouvernement qui
tergiverse en un mot,qui ne se résout point à l'application d'une politique
ferme et résolue,conçue et réalisée dans l'intérêt des masses gouvernées,qui se
contente de suivre au jour le jour les événements,sans les commander,qui retire
d'une main ce qu'il accorde de
l'autre,qui hier,vous accordait par un trait de plume la liberté
syndicale,faisant preuve d'un parfait libéralisme,et aujourd'hui,par un autre
trait de plume,vous supprime une revue et vous en refuse une autre,un tel gouvernement,
à la vérité,renonce délibérément à sa mission créatrice,à sa mission de
sauveteur,de réformateur."
"A une époque de crise
violente qui risque de tout emporter,comme celle que nous traversons,le peuple
a surtout besoin de réformes profondes et complètes,donnant entière garantie au
pays pour assumer son destin."
"L'une de ces
réformes,et non la moins importante,c'est l'octroi de la liberté de la presse
et l'abolition de la législation qui l'étouffe."
Tahar Sfar a couvert par ses écrits des thèmes divers se rapportant aux
rapports de la culture et de la technique,à la définition du concept de
civilisation,aux rapports entre les valeurs matérielles et les valeurs
morales,entre Orient et occident entre la langue arabe et la notion de patrie tunisienne;il
nous a également parlé de la décadence des industries tunisiennes,de la
famille,de la justice tunisienne,de la souveraineté tunisienne ,des
revendications politiques ,économiques et sociales tunisiennes,de la
fiscalité,des tendances sociales de la littérature arabe contemporaine.Il a
été,à l'époque, un des rares intellectuels tunisiens à dénoncer publiquement
par une série d'articles dans la revue "Leïla" les dangers du nazisme
et des conceptions racistes d'Hitler et cela dés l'année 1939 alors que ce
totalitarisme était à son apogée.nous allons dans les pages qui suivent
soumettre à l'attention des lecteurs de très larges extraits d'une partie des
écrits de Tahar Sfar qu'il faut bien entendu placer dans le contexte de la
période de leur publication qui s'étend de 1931 à 1942.Nous laisserons aux
lecteurs le soin de découvrir ce qui reste d'actuel dans ces écrits qui
permettent par ailleurs de mieux saisir la personnalité de leur auteur.
IL N'Y A PAS NECESSAIREMENT DIVORCE ENTRE LA TECHNIQUE ET LA CULTURE.
"Il y a,écrit Tahar
Sfar, une différence profonde et capitale entre la "culture" et ce
qu'on est convenu d'appeler la "technique"et, souvent,la confusion la
plus absolue règne,dans les définitions qu'on donne à ces deux termes;on aboutit
de la sorte à de grossières erreurs et à de faux jugements;car,il faut bien
définir les termes pour avoir les idées claires et bien juger:
"La technique,c'est
l'ensemble des procédés,des méthodes,des recettes par lesquels,dans chacun des
domaines de la connaissance humaine,on peut aboutir à des résultats
quelconques,pratiquement utiles,à des résultats utilisables par l'homme,pour la
satisfaction de ses besoins matériels ou moraux: ces procédés,ces méthodes
sont,en général,aisément transmissibles par l'enseignement et peuvent être
facilement importés d'un pays dans l'autre;on peut les apprendre et les
transmettre à d'autres;c'est ainsi qu'on peut parler d'une technique du
droit,d'une technique de la médecine,d'une technique du théâtre,d'une technique
du commerce et de l'industrie,etc...
" Plus
spécialement,la"technique" s'applique aux différents arts et métiers
par lesquels se développe et s'intensifie l'organisation matérielle des pays
qui sont entrés dans le courant de la civilisation moderne;tels sont par exemple:
l'art de l'ingénieur,de l'architecte,de l'homme d'usine,etc...
" La "culture" a
une signification différente et s'applique à un ordre d'idées essentiellement
distinct: elle désigne plutôt,peut-on dire,les modes de penser,de sentir,de
vouloir,acquis par un peuple donné,au cours de son histoire,l'ensemble de ses
conceptions,de ses manières de réagir,de se comporter en face des
événements,tout ce qui fait son originalité,"son génie national";la
culture désigne aussi tout l'héritage des richesses morales transmises à ce
peuple par l'ensemble des générations précédentes,les traditions,les
coutumes,les usages qui lui ont été légués,soit par les ancêtres,soit par les
peuples avec lesquels il est entré en contact,ou dont il a subit la
domination;tout cela constitue la culture,qui est comme on le voit ,quelque
chose d'essentiellement interne,quelque chose de plus profond et aussi de plus
précieux que la technique, qui est relativement plus facilement transmissible:
la culture ne s'apprend pas en quelques jours;elle pénètre peu à peu les
peuples et les individus à la suite d'une longue fréquentation,d'un contact
prolongé;pour profiter de la culture d'une nation,il faut fréquenter des années
et des années ses bibliothèques et ses facultés,lire ses ouvrages,visiter ses
musées,écouter ses maîtres;etc...
"La technique s'acquiert
sans qu'il soit besoin de changer ses habitudes,ses conceptions,ses modes de
penser,de vouloir: elle peut se superposer à une culture qui lui est
entièrement différente et faire bon ménage avec elle: une technique moderne
peut ainsi s'allier chez la même personne avec une vielle culture;mais il n'en
est pas de même de la culture;on peut certes allier deux cultures;mais pour
cela,il faut les rapprocher l'une de l'autre,les corriger l'une par l'autre,leur
donner un même air de famille,pour arriver ensuite à les superposer ou même à
les mélanger et à les fondre ensemble,à réaliser par la combinaison de leurs
éléments une forme de culture,originale et nouvelle;et ce travail d'adaptation
est souvent pénible;il donne lieu parfois à de véritable crises,bien
douloureuses,à des cas de conscience et peut produire à un moment donné une
véritable anarchie dans les idées et les sentiments;mais à la longue,tout finit
par s'ordonner,par s'arranger selon les lois de la culture la plus forte,de
celle qui finit par imprégner le plus puissamment la personnalité du sujet."
"Il y a des pays à
forte culture et à technique rudimentaire,superficielle;dans ce groupe,on peut
faire entrer un certain nombre de pays d'Islam,par exemple dont la technique
n'a pas eu au cours des siècles l'évolution de leur culture et dont l'éveil à
la civilisation moderne date seulement des dernières années."
"Il y a par contre des
sociétés où la culture est encore en formation ou simplement empruntée à la
culture d'autres peuples mais qui se distinguent néanmoins par une technique
très avancée:ce sont les nouveaux pays,fortement industrialisés,placés sous le
régime de la grande industrie capitaliste dont l'élément essentiel est la
machine."
Il y a enfin les pays à vielle
culture et à technique moderne,tels que les pays d'Europe et principalement le
groupe latin."
"La technique
caractérise la civilisation quantitative qui frappe l'esprit surtout par la
quantité des produits,des articles de toutes sortes,des marchandises qu'elle
lance dans le monde,surtout des produits et article en séries,dus au travail
des machines: La culture est à la base de la civilisation qualitative qui se
résout essentiellement en qualité de l'esprit,de l'âme,en mode de penser,de
sentir,de vouloir,en traits intellectuels et affectifs ou en actes moraux."
"La technique est force
, puissance;la culture est finesse,délicatesse,beauté;la technique est
poids,masse ,volume;la culture est esprit,éther;l'art grec,voilà de la
culture;l'usine américaine,voilà de la technique.
"Maintenant,il n'y a pas
nécessairement divorce entre la technique et la culture;très souvent,elle se
complètent,se prêtent naturellement appui,réagissent l'une sur l'autre et font
bon ménage ensemble;une belle culture s'allie ainsi à une puissante technique
et toutes deux contribuent à donner à la société qui en est pourvue l'armature
politique et économique qui fixe sa place dans le monde et lui assigne son rang
dans le concert des peuples civilisés."
"Une culture est
d'autant plus appréciée,elle a d'autant plus de valeur,qu'elle est plus
vielle,qu'elle fait date,pour ainsi dire, qu'elle a plus d'histoire,qu'elle
remonte quant à ses origines à une époque plus ancienne;mais il faut qu'elle
ait été renouvelée par des apports successifs,un flux incessant d'idées
nouvelles,de sentiments nouveaux;il faut qu'elle ait été sans cesse fécondée
par d'autres cultures: une vielle qui se cloître,qui par orgueil se referme sur
elle même et s'isole,se condamne elle-même à l'étiolement et au dépérissement:
elle finit par se déclasser,par perdre son rang et ne conserve plus qu'une
valeur historique;les sociétés à vielle culture stationnaire sont des sociétés
qui piétinent sur place et se maintiennent dans un état d'infériorité proche de
la barbarie: leur culture a beau être raffinée,d'un genre élevé,l'esprit de
conservatisme dont elle s'imprègne,en empêchant son adaptation au courant
moderne,sa coopération au progrès général,son évolution détermine son
impuissance,sa stérilité,en quelque sorte et la rend incapable de jouer le rôle
de levier par rapport à la société qui en est pourvu."
"La technique, au
contraire,apparaît d'autant plus parfaite qu'elle est plus moderne,qu'elle
résulte de l'application des conceptions scientifiques les plus récentes;les
vielles techniques sont abandonnées ou n'existent que comme routines,dans les
sociétés attardées;les pays neufs qui sont entrés résolument dans le courant de
la civilisation moderne sont obligés par la force même des choses de renouveler
constamment leur technique,de se mettre sans cesse à la page,en suivant
incessamment le progrès scientifique qui procède par bonds autour d'eux."
"On peut s'imprégner
d'une certaine culture,sans ressentir en soi-même,profondément,intensément,une
sympathie pour cette culture et pour le peuple ou la société qui la représente:
c'est là pourtant une condition primordiale,essentielle,capitale pour prétendre
à la véritable connaissance de cette culture;tandis que pour apprendre une
technique,aucune condition,aucune condition d'un ordre affectif
quelconque,n'est requise: là le terrain est absolument neutre;la transmission
d'un procédé de fabrication,par exemple,se fait en quelque sorte
,automatiquement,il y faut simplement le minimum d'intelligence et les qualités
d'esprit nécessaires pour donner lieu à l'effort de compréhension exigé; mais
pour comprendre,pour sentir les beautés d'un morceau de poésie,pour pénétrer
l'état d'âme d'un poète,pour admirer en lui,l'ensemble des générations dont il
est issu et dont il traduit le plus souvent,dans ce morceau,la manière de
penser,de sentir et de vouloir,pour saisir,en lui,le passé de la nation à la
quelle il appartient,les richesses morales transmises au cours de ce passé,il
faut autre chose qu'un simple comportement de l'esprit,de l'intelligence;il
faut surtout et essentiellement des qualités de coeur, des états d'âme,une
attitude affective positive et réelle."
ON PEUT AGIR SUR UNE
CIVILISATION DONNEE PAR UNE ACTION APPROPRIEE.
" Quand on parle d'une
civilisation,de la civilisation européenne,par exemple,les avis les plus
divergents,les opinions les plus différentes,sont exprimées: les uns louent,les
autres dénigrent.
"Chaque civilisation a ses
adorateurs et ses détracteurs,ses adversaires déterminés et ses partisans:
"C'est qu'une civilisation
donnée,à une époque donnée,ne se présente pas,comme une chose simple en
soi,décomposable en éléments faciles à reconnaître, à distinguer les uns des
autres par le moyen d'une analyse sommaire,mais comme un complexe,composé
d'éléments divers,étroitement fondés et combinés,dont il convient,pour
l'apprécier de connaître ,la nature,la qualité et la quantité ainsi que leurs
multiples interactions."
"Une civilisation,c'est,
en quelque sorte,un torrent tumultueux qui charrie dans son sein des matières
fort diverses,depuis les limons fertilisants qui fécondent les terres les plus
pauvres,les sols les plus déshérités et y font pousser en amples moissons les
plus belles récoltes,jusqu'aux microbes pathogènes et aux bactéries qui
répandent les épidémies dans des contrées entières et sèment la mort et la
désolation.
"Par conséquent on ne peut
dire d'une civilisation,surtout d'une grande civilisation,à un moment donné de
l'histoire humaine,qu'elle est bonne ou mauvaise en soi,qu'elle produit de bons
et d'heureux résultats ou qu'elle entraîne à sa suite des effets néfastes pour
l'Humanité,qu'elle procure le bonheur ou le malheur des individus;les notions
de Bien et de Mal doivent être le plus souvent,exclues: une civilisation,c'est
un tout avec ses caractères intrinsèques et spécifiques,avec ses bons et ses
mauvais côtés,avec ce quelle comporte en fait d'avantages et
d'inconvénients,avec en somme,tous les éléments inséparables dont elle est
composée.3
"Evidement, on peut dire
,d'une civilisation,qu'en se développant,à la longue,elle aide au progrès de
l'humanité;elle conditionne son évolution;chaque civilisation constitue en
effet,une étape de ce progrès,un jalon sur la route de cette évolution;ce
progrès se produit d'une manière lente,avec des arrêts,des suspensions,même des
reculs,mais il a lieu quand même, d'une manière
fatale,irrésistible,nécessaire,déterminée,et on peut en observer la ligne
ascendante,au milieu des zigzags et des multiples sinuosités:de même dans un
pays donné,le cours des différents fleuves et de leurs affluents,de l'ensemble
des rivières,détermine l'hydrographie de ce pays,fixe son régime agricole,la
nature de sa flore et de sa faune,et cela malgré les dévastations et les dégâts
qui sont de temps à autre provoqués par les cours d'eau sous l'action des
éléments déchaînés."
"On peut également agir
sur une civilisation donnée,par une action appropriée,assurer le jeu harmonieux
des éléments dont elle est constituée,diminuer son degré de nocivité et
augmenter,dans de grandes proportions,les avantages qu'elle peut comporter,sa
part de contribution au progrès humain;de même qu' on peut agir sur le cours
d'un fleuve ,modifier son lit,diminuer son courant et réduire par les digues et
les canaux les effets dévastateurs de ses eaux."
"Mais n'empêche que
chaque civilisation comporte un travail interne d'élaboration,un enfantement
parfois très douloureux,par lequel les
différents éléments se constituent,se combinent,forment des ensembles plus ou
moins harmonieux,tout cela peut avoir lieu,aussi bien dans le domaine de la
technique que dans celui de la culture,qu'au prix d'un effort individuel et
collectif extrêmement pénible, ai milieu des angoisses de toutes sortes,des
misères et des souffrances;travail analogue à celui des hauts fourneaux où,par
suite des combustions internes,des éléments se combinent,d'autres se
séparent,donnant lieu,d'une part,aux déchets et aux scories,d'autre part,aux
métaux et alliages à l'état de pureté.De même,pour la civilisation:dans son
sein,se produisent des réactions violentes;un travail interne s'accomplit;le
résultat de ce travail ce sont les découvertes scientifiques et les
inventions,ce sont les idées et les conceptions nouvelles,ce sont les manières
d'être nouvelles de l'Humanité,c"est l'enrichissement de la technique et
de la culture;mais pour que ces résultats puissent être obtenus,que de
désordres, que de dénouements malheureux,que de violence! et aussi,quelle
quantité de déchets et de produits de désassimilation;que de scories!
"Les uns,dont
l'attention est uniquement attirée par ces déchets,le caractère pénible de
l'effort dépensé,la quantité énorme de pertes et de dégâts,par les échecs de
toutes sortes,par les dénouements malheureux,par les avortements et les
expériences manquées,se montrent volontiers pessimistes;pour eux,l'Humanité
n'avance pas;elle patauge ou recule;la vie est une succession de défaites une accumulation de souffrances,une
suite de malheurs;elle ne comporte que des misères et des ruines de toutes
sortes;elle n'est pas digne d'être vécue."
"D'autres, au
contraire,qui sont frappés par les beaux résultats de la civilisation,la
quantité d'inventions et de découvertes,le nombre sans cesse croissant des
conceptions philosophiques et morales,la transformation très rapide qui résulte
de tout cela,dans le domaine de la matière et de la pensée,la valeur aussi des
actes de dévouement et des sacrifices consentis demeurent au contraire
foncièrement optimistes,laissant prévoir,dans un proche avenir un eden
miraculeux."
"Il est aisé de faire
constater que la Réalité est entre ces deux thèses extrêmes.
"On ne peut en effet,nier
l'existence d'un Progrès continu au sein de l'humanité;quand on observe les
choses de haut et qu'on écarte l'examen des petits détails,il est évident qu'on
reconnaît alors à travers l'histoire,l'existence d'une ligne d'évolution dont
on peut déterminer et suivre le sens et la direction,aussi dans le domaine
matériel que dans le domaine moral.Mais ce progrès,pour être réel,n'en est pas
moins d'une lenteur presque désespérante!"
VALEURS MATÉRIELLES ET
VALEURS MORALES DE LA CIVILISATION.
"Chaque civilisation
comporte des valeurs matérielles qui sont en étroite relation avec l'état de la
technique et les valeurs morales qui dépendent surtout de l'état de la culture
;ces valeurs varient d'une civilisation à l'autre;leur nature,leurs
caractères,leur quantité même caractérisent chaque type de civilisation et en
marquent en quelque sorte l'originalité."
"On a essayé souvent de
déprécier la civilisation actuelle,dite occidentale et plus particulièrement la
civilisation européenne,par la considération qu'elle comporte surtout des
valeurs matérielles,que son caractère dominant est d'être une civilisation
essentiellement matérialiste,fondée sur le lucre,l'amour intense du profit,la
recherche du confort,de la jouissance,de la vie facile et que les valeurs
morales, au contraire,n'y trouvent qu'une faible place ou en sont complètement
absentes.On estime par conséquent,que les malheurs des temps présents,le
désarroi qui existe dans les esprits,la désorganisation qui atteint un grand
nombre de sociétés,les crises politiques,économiques et sociales que traversent
les nations,tout cela provient de cet état des choses,de ce caractère
essentiellement matérialiste de la civilisation,de l'absence de tous éléments
d'ordre spiritualiste qui viennent de nature à endiguer le courant des appétits
et des convoitises de toutes sortes à jouer le rôle de frein pour retenir les
passions de tout caprice et éviter les excès."
"Certes,il y a une
grande part de vérité dans ces constatations;en principe,en effet la
civilisation actuelle est basée essentiellement sur le régime capitaliste et ce
régime se caractérise principalement par la recherche du gain,du profit;il est
fondé sur le principe de la libre concurrence entre individus,la liberté des
conventions,toutes choses qui impliquent,comme base essentielle,le maintien de
la propriété individuelle et de l'héritage.
"Le régime
capitaliste,c'est aussi le triomphe de la technique,le développement de
l'industrialisation.Mais il ne faut pas déduire de là que toutes les
préoccupations d'ordre spirituel ou moral se trouvent en quelque sorte bannies
et qu'il n'y a place que pour le règne de la matière exclusivement."
"Le régime capitaliste
comporte au contraire son lot de valeurs morales, qui en sont issues,qui
proviennent de lui et disparaîtront avec lui s'il venait à disparaître: La
technique du régime capitaliste a engendré toute une culture ,qui lui est
propre,qui résulte soit de l'application
même de ce régime,soit des critiques que cette application a
suscitées,des ardentes polémiques auxquelles elle a donné lieu et des doctrines
dont elle a provoqué l'éclosion et le développement;on peut dire que le
capitalisme est le père direct de toutes les doctrines qui lui sont opposées et
principalement les doctrines interventionnistes,c'est là toute une culture
nouvelle,qui n'avait point d'existence antérieure ou qui n'existait qu'à l'état
embryonnaire,et cette culture a charrié en quelque sorte avec elle tout un lot
d'idées,de concepts,de sentiments,qui ont largement contribué à modifier les
caractères du régime capitaliste lui même.C'est là un jeu d'actions et de
réactions très curieux à observer et à méditer............"
".Dans une civilisation
qui veut progresser,il doit y avoir équilibre entre les différentes valeurs
d'ordre moral et les valeurs d'ordre matériel,non seulement équilibre,mais
aussi hiérarchie.Qui dit équilibre,dit rapport entre les quantités,rapport
quantitatif,qui dit hiérarchie,dit rapport entre les qualités,rapport
qualitatif.Des valeurs hiérarchisées,sont des valeurs subordonnées les unes aux
autres,rangées dans un certain ordre,placées au long d'une échelle à des
niveaux différents....."Certaines valeurs morales doivent être considérées
comme absolues,indiscutables,intangibles;d'autres,d'une importance
moindre....." Parmi les premières par exemple, on rangera l'idée de
l'existence de Dieu,la dualité de l'âme et du corps,l'idée de justice,l'idée de
charité,certaines notions morales comme le respect de la personne
humaine,l'institution familiale,le caractère sacré du mariage,l'inviolabilité
du droit de propriété,le respect du travail et des produits du travail,l'amour
de la patrie,de la nation,.......et de l'humanité entière,etc..."
"Des valeurs en
équilibre sont des valeurs organisées d'une certaine façon,soumises à des
forces telles qu'elles demeurent complémentaires les unes des autres au lieu de
s'opposer les unes aux autres ,qu'elles se prêtent un mutuel appui ,au lieu
d'entrer en lutte les unes contre les autres, qu'elles se font aussi
contrepoids et assurent de la sorte au corps social l'ordre et la paix qui sont
les fins les plus élevées et les plus nobles aux quelles puissent aspirer toute
société organisée."
"Des valeurs en hiérarchie
sont des valeurs qui sont dans des rapports de dépendance les unes vis à vis de
autres, et qui sont étroitement liées entre elles par des liens qui assurent
leur stabilité, leur fixité ou contribuent à contenir leur dynamisme, leur
mouvement dans des limites bien définies."
"De même que la qualité
maîtresse requise pour l'équilibre des valeurs c'est l'esprit de mesure, la
qualité qui est nécessaire pour obtenir la hiérarchie des valeurs, pour
apprécier ces valeurs selon leur degré d'importance et leur assigner la place
qu'elles méritent ,c'est l'esprit de justesse: il faut avoir le coup d’œil
juste pour assigner à chaque chose sa place et classer chaque objet à son
véritable rang, au rang qui lui convient."...........
"Les échelles de
valeurs ont un rôle extrêmement important dans la vie des individus et des
peuples;elle elles jouent comme instruments de mesure et de comparaison,
également comme instruments de prévision, nous permettant d'avoir une prise sur
l'avenir;ce sont en quelque sorte les baromètres et les thermomètres de notre
esprit, leur utilité et leur importance sont énormes...;"
"C'est de ces échelles de
valeurs, de leur rôle, de leur utilité, de leur importance, de leur variété
dans le temps et de leur diversité dans l'espace que je ferai l'objet, s'il
plaît à Dieu, de ma prochaine causerie."
ORIENT ET OCCIDENT:POUR UN AVENIR DE PAIX PAR
LA COMPRÉHENSION
" On peut dire ,d'une
manière générale,que les Orientaux ont péché par excès de conservatisme,et
c'est ce qui a amené dans un certain sens l'arrêt de leur civilisation,les
Occidentaux, au contraire ,ont péché par excès de mouvement et c'est ce qui
conduit leur civilisation à un état voisin de l'anarchie, et a provoqué chez
eux les guerres et les révolutions de toutes sortes;d'un côté trop de
fixité,trop de rigidité ,un appel trop absolu aux traditions et aux coutumes de
toutes natures; de l'autre,au contraire trop de vitesse, trop de dynamisme(un
dynamisme trop effréné);ici,le progrès a été contrecarré dans sa marche par des
forces contraires;l'évolution a été retardée ou même empêchée,ce qui a produit
un état de stagnation;tel le fleuve qui rencontre des obstacles au long de son
cours et qui se transforme en marais croupissants d'où se répandent des fièvres
pestilentielles; là,au contraire, le progrès a été précipité au point de se
rompre et de se briser,tel le cours d'eau qui,trop chargé d'eaux abondantes et
de glace se convertit en torrent impétueux qui emporte et saccage tout, inonde
et ravage,provoque partout la mort et la dévastation."
"Il faut le juste
milieu entre ces extrêmes .Il faut l'esprit de mesure, l'esprit
d'équilibre."
"Pour les valeurs
morales,comme pour les valeurs matérielles,pour la technique comme pour la
culture,il y a un problème,important,capital,qui se pose,ayant trait à leur
mouvement,à leur vitesse de circulation,pour ainsi dire,et de même que pour la monnaie et le crédit,en matière
économique,il ne faut pas s'intéresser uniquement aux quantités des signes
monétaires,à la proportion des différentes espèces de signes monétaires mais
aussi à la vitesse de circulation de ces signes,et c'est cela qui a mis en
lumière la théorie classique appelée, improprement selon nous,théorie
quantitative de la monnaie,de même en ce qui concerne les valeurs matérielles
ou morales,il faut tenir compte,pour leur permettre de jouer leur fonction de
moyen de transport des idées et des sentiments,de facteurs de progrès,non
seulement de leur organisation et de leur agencement,mais aussi de leur
rapidité et de leur vitesse."
"Aussi les réformateurs
ont eu une tâche,pour ainsi dire différente,suivant les pays auxquels ils se
sont intéressés;dans les pays à culture orientale;il ont eu à conseiller le
retour à l'esprit religieux pour promouvoir les institutions,accélérer les
réformes,diminuer la nocivité de certaines traditions,arriver en somme à plus
de fluidité et cela par la mise en jeu des principes d'évolution contenus dans
ces religions principalement dans la religion musulmane,tel,l'Ijtihad c'est à
dire l'Effort pour l'évolution et l'explicitation."
" Dans les pays à culture occidentale,ils se sont évertués et
s'évertuent encore à l'heure actuelle à puiser dans la religion,au
contraire,des éléments de stabilité;en vue d'arrêter un dynamisme trop
effréné,une vitesse trop accrue,un mouvement trop impétueux;ces deux mouvements
qui peuvent paraître contraires tendent en réalité à rapprocher et à unir les
deux types de civilisation qui se sont partagées la planète,au cours de
l'Histoire Humaine: la civilisation Orientale et la civilisation
Occidentale;l'Orient et l'Occident."Or la paix
dans l'avenir,le progrès de l'Humanité toute entière dépendent de cette
union,de cette étroite coopération entre l'Orient et l'Occident qui au lieu de
se tourner le dos,de s'ignorer,doivent au contraire se soutenir,se prêter
mutuellement appui;collaborer en vue du relèvement du sort de l'Humanité pour
lui assurer un avenir meilleur et une prospérité généralisée."
"Tous les mouvements de
coopération sincères entre ces deux mondes sont donc à encourager et à soutenir;en
partant de points de vues différents,en suivant des chemins différents,on peut
certes se rencontrer sur les mêmes valeurs essentielles et fondamentales, qui
deviennent alors des valeurs réellement universelles: oeuvre grandiose et de
longue haleine,qui doit être conçue et exécutée avec méthode et
sang-froid,d'une manière adroite,sans heurts,sans violence,avec une parfaite
compréhension des urgences de l'heure et des nécessités du moment."
"L'Islam et la religion
Chrétienne sont les deux religions qui paraissent constituer l'une et
l'autre,chacune dans son propre domaine
,les instruments merveilleux de cette double transformation.Aux Orientaux,la
religion musulmane,le Coran,la Sounnah offrent par l'Ijtihad des principes
d'évolution,des moyens multiples pouvant aider à promouvoir les institutions et
les moeurs,à provoquer leur démarrage pour ainsi dire ,et à accélérer leur
marche dans la voie du progrès.Aux Occidentaux,leur propre religion,la religion
chrétienne offre de multiples abris contre la tempête déchaînée,des éléments de
stabilité,de fortes traditions auxquelles il faut faire appel,de recourir pour
éviter ce que nous appelons à juste titre l'inflation des valeurs matérielles
entraînant ainsi la dépréciation des valeurs morales et la rupture de
l'équilibre social: citons parmi ces éléments de stabilité et ces traditions,le
principe de l'indissolubilité du lien matrimonial par exemple et le caractère
sacré du mariage qui permettent de lutter contre l'union libre et la
multiplication des divorces,ces deux fléaux qui ont contribué dans une large
mesure à la désorganisation des foyers,à l'affaiblissement de l'esprit de
famille et à l'effritement des moeurs.Citons aussi,à titre d'exemple,la
conception de l'Eglise s'est faite à travers les siècles,de la notion de juste
pris,notion dont Saint Augustin a fait une analyse extrêmement habile,qui
permet de lutter contre l'esprit de spéculation et de luxe,les tendances à
l'usure,la fièvre de jouissance etc..."
"Est ce à dire que nous
autres Orientaux,nous n'avons aucun profit à tirer de l'expérience des autres
et que nous n'avons qu'à nous endormir dans une douce quiétude ou essayer de
réformer seulement quelques unes de nos moeurs et de nos habitudes pour les mettre à la cadence du progrès,les placer dans le moule de
l'évolution?"
LANGUE ARABE ET PATRIE
TUNISIENNE
"Non,camarade
Duran,l'Arabe n'est point en Tunisie une langue étrangère.Pas plus qu'il n'est
un fossile réservé aux amateurs de paléontologie.
Il est la langue nationale du
peuple tunisien,comme il est la langue de tous les pays habités par les
représentants de la race arabe,de cette belle et grande race qui pendant
plusieurs siècles,a été le porte flambeau de la civilisation.
Par rapport à la langue
arabe,les différents parlés régionaux ne sont que des dialectes,ni plus, ni
moins;et c'est parce qu'ils ne sont simplement que des dialectes,qu'un tunisien
rencontrant un syrien ou un égyptien et conversant avec lui,le comprend
aisément et se fait comprendre de lui,sans avoir au préalable étudié l'Egyptien
ou le Syriaque: il y a la un critérium d'une application très facile
et qui nous dispense d'avoir recours aux règles trop techniques de la
philologie que les "camarades socialistes" ont sans doute oubliées ou
desquelles les "idées marxistes"les ont quelque peu éloignés.
"Dire, en effet,qu'il y a
une langue tunisienne distincte de
l'Arabe et consistant dans le langage parlé par l'homme de la rue ou du
Bédouin,équivaut à dire qu'il y a une langue française,autre que celle employée
par Voltaire ou Montesquieu,aussi de celle qui s'imprime dans les journaux et
se confondant avec le parler des halles et les dialectes provinciaux;à ce titre
,toutes les déformations nées de l'ignorance,constituent autant d'idiomes
nouveaux qui doivent être érigés en langues nationales.
"M. Duran Angliviel
oublie, en affirmant cette thèse imprudente,que toute langue présente,quant à
ses modes d'expression,une infinité de degrés,depuis le parler incorrect et mal
sonnant du paysan qui, n'a pas eu la chance d'aller à l'école,de l'homme de la
rue qui ne fait pas l'effort de respecter les règles élémentaires de la
langue,jusqu'au style raffiné par quoi s'expriment les idées philosophiques et
littéraires les plus élevées ou les sentiments artistiques les plus
nuancés.Va-t-on dire que chaque échelon constitue une langue indépendante et
que c'est à l'échelon le plus bas qu'échoit l'honneur d'être la langue de la
Nation? Non certes;car il y a une unité dans cette multiplicité;malgré la
diversité des modes d'expression,l'infinie variété des termes et des
constructions,il y a un certain nombre de formes de radicaux,de paradigmes qui
se retrouvent partout les mêmes,tout au long de la vaste échelle et qui donne à
tout cela un même air de famille,une même physionomie;partout,qu'on monte ou
qu'on descende,on se sent chez soit,c'est la langue de la patrie une et
indivisible,malgré les multiples aspects sous les quels elle se
présente,l'infinie richesse de ses manifestations;d'ailleurs,entre le langage
du peuple et celui de l'élite il n'y a point de cloisons étanches; des échanges
se produisent continuellement et c'est en cela que consiste la vie de la
langue.
"Donc la langue arabe est
bien notre langue nationale;nous n'en connaissons ,en tant que nation ,point
d'autre;elle constitue le support de notre nationalité en même temps que la
gardienne de l'antique civilisation,de la vielle culture que nos ancêtres nos
ont léguées et qui sont actuellement pour nous des titres de gloire.
"Vouloir réduire notre
langue nationale au seul parler de l'homme de la rue,c'est vouloir supprimer ce
beau passé,cette riche mémoire;c'est tuer la culture arabe toute entière.Nous
ne consentirons jamais à un pareil massacre.
"Enseigner la "langue
tunisienne",au sens où l'entend notre ami Duran, c'est à dire l'Arabe
parlé,c'est prêcher l'ignorance;c'est apprendre aux gens ce qui ne savent que
trop,c'est donner droit de cité à des déformations et à des vices de
langage,sans profit aucun pour la communauté.
"On pourra nous dire qu'en
France il en a été de même et que la langue française n'est que l'ensemble des
déformations que les habitants de la Gaule Franque ont fait subir au latin
primitif.
"Mais en France,on a
continué à écrire en Latin ,à enseigner en Latin jusqu'au moment où les
déformations constitutives de la langue romane furent jugées suffisamment
importantes et graves pour devoir être érigées en une langue nouvelle ;et alors
le changement ne s'est pas fait en un trait de temps;des équipes
d'écrivains,d'artistes de savants s'attelèrent à une tâche colossale,énorme;le
pouvoir royal prêta son concours et l'on vit peu à peu,par une série de
transformations,d'adaptations de corrections,par la création d'une multitude
d'oeuvres de génie se séparer du colosse Latin et se développe une langue
française. Et malgré ce succès, on continua à enseigner le latin dans les
lycées et facultés,comme par devant.En Tunisie,ce n'est pas la même chose:
l'Arabe parlé ne présente presque pas de différences avec l'Arabe écrit , sous
sa forme simple: la nécessité la séparation ne fait nullement sentir;au
contraire nous avons tout intérêt à conserver une langue qui constitue un lien
très fort,intellectuel et moral entre nous et les pays de langue arabe:
Egypte,Syrie,Mésopotamie,Palestine,etc...une voie commune par où s'effectue l'échange
des idées et des sentiments.Bien plus ,c'est par cette voie que nous recevons
l'apport d'occident,que nous nous enrichissons des éléments sains de la culture
occidentale,beaucoup plus que par l'enseignement qui nous est donné en français
dans les écoles laïques;cette idée parait à première vue paradoxale;elle
représente pourtant l'exacte vérité car c'est par les ouvrages et les revues
d'Egypte et de Syrie,écrites en langue arabe,que presque tous les étudiants de
notre Grande Mosquée vénérable mais jamais réformée,et qu'un grand nombre des
élèves et étudiants des autres établissements reçoivent sous une forme adaptée
à leur esprit et facilement saisissable,les idées et les concepts
d'occident.ainsi même de ce point de vue,les livres et les revues que mettent
en vente les libraires arabes,sont du plus haut intérêt et contribuent à
l'oeuvre de rapprochement que les "amis socialistes" déclarent
poursuivre inlassablement;eux les premiers donc,doivent sans y être
invités et en toute logique,aider à la propagation de langue arabe au
sens large du mot;c'est par l'enseignement en Arabe que l'on peut combattre le
plus efficacement l'ignorance et la superstition dans toutes les composantes du
peuple tunisien: l'enseignement dans une langue étrangère a beau avoir un
domaine étendu,il n'atteint jamais au même degré d'efficacité que
l'enseignement dans la langue maternelle;des milliers de jeunes tunisiens
apprennent le Français jusqu'au certificat d'études puis,préoccupés par
l'existence quotidienne s'empressent de l'oublier;c'est un vernis que le temps
fait disparaître......." "La
Voix du Tunisien" avril 1931.
LA DÉCADENCE DES INDUSTRIES
TUNISIENNES
" Nous assistons
actuellement à la décadence des industries tunisiennes(tissage de la
soie,cordonnerie,tissage du coton menuiserie,etc..) et à la ruine de ceux que
ces industries faisaient vivre.
Le Gouvernement,estimant qu'il
y a dans ce domaine une crise passagère due à la mévente générale,y répond par
quelques mesures d'assistance(distribution de bon de semoule et d'huile)alors
qu'en réalité ce sont là les conséquences de transformations profondes tendant
à l 'appauvrissement fatal,irrémédiable et définitif d'une partie de la
population des villes.
"La cause essentielle de
cette décadence réside dans la concurrence déloyale des produits de la grande
industrie française,produits qui pénètrent sur le marché tunisien en franchise
..."
"Dans d'autres pays,la
concurrence étrangère a pu contribuer à faire naître et prospérer la grande
industrie,sur les décombres de l'artisanat et l'ont vit de grandes entreprises
constituées en sociétés anonymes puissantes remplacer l'ancien producteur
autonome et de vastes usines trépidantes du bruit de leurs machines que font
fonctionner des milliers d'ouvriers,s'élever sur l'emplacement des petits
ateliers et des petites fabriques.Mais,outre que ces pays où la concurrence
étrangère a pu produire d'aussi heureux résultats,avaient le maniement de leur
tarif douanier,ce qui leur a permis de protéger leur grande industrie naissante
pendant toute la période de transition nécessaire à son complet
développement,outre cela,ces pays étaient la plupart du temps de ceux où les
conditions naturelles permettaient l'éclosion rapide de la grande industrie et
du machinisme.
"Ces circonstances
favorables font actuellement défaut,en Tunisie: Pays de protectorat,notre pays
est condamné à voir son régime douanier rivé à celui de la métropole;quant il y
a incompatibilité entre l'intérêt de la métropole et celui du
protectorat,évidement c'est la métropole qui fait prévaloir ses intérêts par
ses services administratifs,par son ministère des affaires
étrangères....Evidemment, la règle la plus juste en cette matière,c'est
l'autonomie douanière....."
"Outre cette question
douanière,qui est extrêmement importante,il y a le fait que la Tunisie ne peut
pas être un pays de grandes industries,parce que les conditions nécessaires
pour l'éclosion de ce type d'industrie,telles que, gisements houillers,chutes
d'eau,etc.. y font défaut......"
" Devant cette menace
réelle ce ne sont pas les bons de semoule et d'huile que l'on distribue et dont
s'enorgueillissent nos officiels,qui constituent le remède efficace;ce n'est là
que question de charité,d'humanité que nous avons recommandée,à son heure;il
s'agit maintenant de prendre des mesures autrement plus énergiques,exigeant
plus de dévouement,de sacrifice à la chose publique. Ce sont ces mesures que
nous signalerons aux pouvoirs publics dans un prochain article." "La Voix du Tunisien" 1931
MES IMPRESSIONS DU CONGRES DE VICHY.
"Nous avons été voir le peuple français chez lui.Nous sommes
revenus réconfortés de ce contact avec des hommes qu'anime un noble idéal de
justice et de fraternité,qu'exalte la foi en l'avenir d'une Humanité meilleure
où les peuples finalement réconciliés et libres n'auront plus qu'à travailler
en commun pour assurer la prospérité du tout dont ils font parties intégrantes
et solidaires.
"Dans la salle du Casino
des fleurs de Vichy plus de quatre mille
personnes,professeurs,instituteurs,ouvriers,commerçants..
hommes et femmes,venus de toutes les villes de France et des
colonies,avec des mandats de leurs sections discutent,vigoureusement,au sein de
ce congrès national de la Ligue des Droits de l'Homme ,du problème de la
colonisation: La question n'intéresse nullement leurs intérêts individuels
immédiats,ni même leurs intérêts corporatifs et professionnels;qu'importe pour
ces citoyens,aux sentiments altruistes,l'homme n'appartient pas seulement aux
siens,aux membres de sa famille,ni même exclusivement à ses compatriotes;il
appartient à l'Humanité toute entière;le
devoir de chacun est de contribuer autant que possible,à la diminution de
l'ensemble des souffrances humaines: L'histoire de la colonisation,c'est l'histoire
des souffrances,souvent atroces,qu'ont endurées
qu'endurent encore,qu'endureront longtemps peut-être,des millions
d'êtres humains qui s'appellent de par le monde ,les coloniaux,c'est à dire
ceux que leur mauvaise étoile a fait naître sur l'un des territoires qui
s'appellent colonies,protectorats,possessions...au lieu de faire de les faire
naître sur d'autres contrées plus favorisées par leur situation géographique ou
la couleur de la peau de ceux qui les habitent."
"Les quatre mille personnes
réunis au Congrès de Vichy sont justement venues là pour mettre à l'étude cette
question poignante,ce problème angoissant de la Colonisation,pour passer en
revue les modifications et réformes qu'il y a lieu de préconiser afin de
transformer et finalement supprimer un état de choses que le Droit,symbole du
juste,ne justifie ni dans ses origines ni dans ses résultats,simple état de
fait né de la violence et que seule la force maintient .
"Et nous avons
naturellement été émus fortement remués de voir ces braves gens,venus de
loin,discuter avec ardeur et conviction des questions qui nous intéressent au
plus haut point ,nous,peuples colonisés,de les voir se pencher sur nos
misères,s'apitoyer sur nos souffrances,protester vigoureusement contre le
régime d'inégalité et d'arbitraire qui nous est infligé,s'élever avec
indignation contre les expéditions punitives,les mesures de
répressions,l'asservissement de l'opinion,la violation de ces multiples
conquêtes de la révolution française que sont les droits de l'homme
"imprescriptibles et sacrés";émus aussi, de les entendre réclamer,au
nom des principes les plus élevés du Droit naturel,la transformation de la
colonisation impérialiste et capitaliste,fondée sur la violence,tendant à
exploitation des masses colonisées et à leur appauvrissement,par une
colonisation à caractère démocratique ayant pour base essentielle l'égalité
entre tous les habitants d'un même territoire,la suppression de tous
privilèges,de toute législation ou juridiction d'exception,l'octroi entier et
sans réserve des droits de l'homme et dont le but serait l'acheminement des
peuples colonisés vers le stade final où ils devaient en toute logique et en
toute justice bénéficier de leur indépendance,l'existence de peuples maîtres et
de peuples sujets étant en effet quelque chose d'absurde et d'anachronique à
une époque où l'on voit partout triompher l'idée de démocratie.."La Voix
du Tunisien 1 juin 1931.
L'UNION SACRÉE
"L'un des préceptes du
colonialisme,c'est de créer et d'exploiter les divisions et les discordes chez
les peuples gouvernés,pour maintenir une domination qui risque fort,sans
cela,d'être profondément ébranlé. Tous les peuples colonisateurs ont usé et
abusé ce cette règle de politique coloniale au point de provoquer parfois des
perturbations graves,des mouvements de masse et d'aboutir à des résultats
inverses de ceux qui étaient escomptés."
" Ainsi,au Maroc,le
fameux dahir de berbérisation destiné,dans l'esprit de ses auteurs à creuser un
fossé profond entre Arabes et Berbères et à séparer en deux clans adverses ces
deux groupes ethniques que l'Islam a réussi à unifier, a enfin de compte abouti
à les rendre encore plus unis et plus solidaires et à créer entre eux des
alliances insoupçonnées."
" De même, en
Tunisie,les événements récents et la nouvelle législation concernant la
répression des délits politiques ont contribué a rapprocher les coeurs des
Tunisiens qui passant par-dessus leurs divergences,ont fait bloc autour d'un
programme commun qui résume leurs aspirations d'avenir et leurs revendications
immédiates."
" Une crise terrible d'où
la Tunisie est sortie meurtrie,plus chargée de fers que par le passé,mais bien
plus unie et moralement plus forte."
"L'union sacrée,tant
attendue,s'est faite;les coeurs de tous les Tunisiens battent comme celui d'un
seul homme."
"La défense de notre
religion,à la-quelle nous nous sommes tous dévoués,ces temps derniers,nous a
appris à mieux suivre les préceptes de cette belle religion qui nous engage à
l'union,à la concorde et à la paix.Le Gouvernement aura,encore une fois de
plus,appris à ses dépens,qu'on n'arrive pas par les procédés violents,à
étouffer la voix d'un peuple qui veut vivre et qui entend porter ses doléances
devant l'auguste tribunal de l'opinion publique."
" Ce n'est pas à coups
de décrets,chargeant de fers une population paisible qu'on arrive à apaiser un
mouvement et des mécontentements;c'est plutôt en découvrant,pour les
supprimer,les causes profondes de ce mouvement et de ces mécontentements."
"Peu
importe,d'ailleurs,les personnes de ceux qui se sont évertués à exprimer en
termes clairs et nets ce qui est ressenti par tout le monde ;à leur
défaut,d(autres auront fait la même chose,se seraient livrés à la même
besogne,avec une égale ,ou même une meilleure compétence;ces personnes-là,qu'on
qualifie,à tort,d'agitateurs,ont seulement fait leur devoir,tout leur devoir,et
rien que leur devoir,puisque,représentant l'élite indépendante et libre
,c'était à eux qu'incombait la charge d'exprimer les aspirations profondes de
la masse tunisienne,de formuler ses voeux et ses désirs,à une époque où le
Gouvernement avait lui-même intérêt à être renseigné sur toutes ces
choses,d'une manière sincère."
"Au lieu de se résoudre à
étudier,en parfaite collaboration avec tous les éléments de la population les
problèmes politiques,sociaux et économiques qui se présentent à l'heure
actuelle,en une Tunisie,abattue par la crise,appauvrie et ruinée,au lieu
d'instaurer en ce pays une politique de compréhension et de paix,basée sur le
respect des croyances et des droits légitimes des Tunisiens,le Gouvernement du
Protectorat ,après maintes tergiversations a préféré s'engager dans la voix
d'une politique négative,basée sur la destruction des libertés existantes et
l'étouffement des opinions."
"La première étape fut
marquée par l'élaboration et la publication des fameux décrets du 12 mai 1933
instituant un tribunal répressif administratif en Tunisie;ce tribunal aura pour
charge de réprimer "toute propagande politique ou religieuse " et
" toutes les menées de nature à troubler la sécurité générale".
"C'est à se demander si
les imams des mosquées,faisant la prédication du vendredi,ne tombent pas sous
le coup de cette nouvelle loi,puisqu'au fond,leurs sermons constituent purement
et simplement de la propagande religieuse."
"De même,tous les journaux,quel
qu'en soit le ton,n'ont-ils pas pour objet principalement de faire de la
propagande autour de leurs programmes politiques et de leurs idées
politiques?"
" Aussi les décrets de
1933 s'appliquent-ils à tous les journaux tunisiens,indifféremment.Ces décrets
sont donc,dans leurs champs d'application extrêmement étendus,par l'imprécision
volontaire des délits qu'ils prévoient,par le caractère administratif du
tribunal qu'ils instituent,par l'absence de toutes voies de recours,une
atteinte grave à la liberté d'opinion,bien plus,au droit de simple
critique;c'est le délit de murmure précédemment sanctionné par les décrets de
1926."
"Mais de la part du
Gouvernement du Protectorat,tant d'armes,tant de lois répressives,dirigées
contre un peuple pacifique,constituent un anachronisme à une époque où,partout l'on prêche,du
haut des tribunes,le désarmement et la fraternité des races.
"Il est vrai que ce qui
est vérité au delà de la Méditerranée,peut ici constituer,selon l'avis de
certains,une erreur grossière,et si la liberté et l'égalité sont de mise en
Europe,en Afrique,la dictature convient mieux à l'état des esprits et au degré
d'évolution des peuples."
"Désarmement entre les
grandes puissances;mais,aux colonies,régime armés jusqu'aux dents;car il faut bien
que ces mêmes grandes puissances défendent leurs intérêts."
"Ainsi,le colonialisme
apparaît,une fois de plus,comme un facteur d'anarchie et de division entre les
peuples,engendrant des misères de toutes sortes et soulevant de violents
conflits."
"Il appartient à la
"Ligue des Droits de l'Homme",dont le Vice-Président,M.Guernut était
dans nos murs,d'étudier à nouveau cette question de la colonisation et de voir
si le voeu formulé par son congrès,réuni à Vichy,il y a deux ans concernant la transformation
de la colonisation capitaliste en une "colonisation démocratique",est
en voie d'application dans les colonies gouvernées par la France ou si, au
contraire,le capitalisme ébranlé par la crise mondiale,n'est pas entrain de
renforcer ses positions et de briser toutes les lignes de défense qu'on lui
oppose,pour réussir à exploiter,dans une mesure encore plus grande,des peuples
affaiblis économiquement parce que privés de leur indépendance.Le
capitalisme,par cette exploitation intense,croit pouvoir retrouver ses forces
perdues;aussi, lutte-t-il désespérément contre toutes velléités de renaissance
des peuples colonisés;par la répression aveugle,par la violence,il cherche à
tuer les consciences en formation,à briser les élans et à maintenir dans un
état d'infériorité manifeste et d'asservissement complet les masses gouvernées.
"Ce capitalisme lutte
aujourd'hui avec l'énergie du désespoir parce qu'il est terriblement menacé par
la crise qui s'étend et risque de tout emporter et aussi par le mouvement
ascensionnel des peuples opprimés,qui,prenant de plus en plus conscience de
leurs droits méconnus,de leurs intérêts légitimes,aspirent à réaliser l'union
dans leurs rapports et se créent de nouvelles méthodes de lutte pour
reconquérir leurs libertés.
"A qui l'avenir donnera-t-il
le dernier mot?
"Est-ce au Droit qui cherche à triompher ou à la force brutale qui
veut se maintenir?". l'Action Tunisienne. 18 mai 1933.
LA SOUVERAINETE TUNISIENNE EN DROIT.
"En droit,la souveraineté tunisienne est
conservée et maintenue intacte;cela résulte à l'évidence de l'analyse juridique
de tout régime de protectorat,quel qu'il soit;cela résulte aussi de l'esprit et
de la lettre des traités qui sont à la base du Protectorat tunisien.
"Les auteurs les plus
éminents,les techniciens des questions de droit international public sont
d'accord pour dire qu'en régime de protectorat,l'individualité du pays protégé
n'est point absorbée par celle du protecteur;l'autonomie,bien plus
l'indépendance du pays protégé se maintient et se concilie fort bien avec la
mainmise de l'Etat protecteur.Aussi,nous ne voyons pas pourquoi ces mots "
d'autonomie" et " d'indépendance ",quand ils sont dans notre
bouche,ont la vertu de provoquer dans certains milieux,des crises de nerfs et
des réactions d'une violence insoupçonnée,alors que les théoriciens les plus
éloignés de la politique,les moins imbus de nationalisme et surtout de
nationalisme tunisien,son unanimes pour déclarer que nous devons jouir,même en
régime de Protectorat de notre "autonomie "complète,voir de notre
"indépendance"simplement limitée par les stipulations contractuelles
des traités en vigueur.
"Entendons parler ces savants auteurs;M.Sorbier de
Pougnadoresse,dans l'introduction de son ouvrage "La justice française en
Tunisie" dit ceci :"...dans leurs rapports,l'Etat protecteur et
l'Etat protégé devront être considérés comme indépendants l'un de l'autre,dans
la mesure où le second n'aura pas abdiqué en faveur du premier l'exercice de
ses droits de souveraineté" et il s'empresse d'ajouter;" En ce qui
concerne la Tunisie,si l'on se rapporte aux deux traités du 12 mai 1881 et du 8
juin 1883,on constate qu'en droit,l'autorité de la puissance protectrice est
des plus restreintes et qu'elle ne s'exerce que sous une forme très atténuée,le
traité du Bardo laissait au Bey son entière autorité au point de vue
intérieur,et le traité de la Marsa n'est venu la modifier qu'en la limitant par
le droit accordée à la France d'imposer des réformes qui lui paraîtraient
utiles,". Puis plus loin : "La puissance protectrice ne se substitue
pas au protégé;elle se contente de le diriger et de lui conférer son
consentement en venant parfaire,par son intervention,une capacité juridique
incompléte le Bey conserve donc ses droits souverains."
C'est clair et net! Il y a même
ceci de particulier en Tunisie,c'est "qu'au point de vue de la
souveraineté externe,le traité du Bardo va moins loin que les conventions
analogues;en général le pays protecteur absorbe entièrement toute la capacité
internationale de l'Etat protégé.Ici,au contraire,si la France se charge de la
représentation diplomatique de la Tunisie auprès des puissances étrangères,le
Bey conserve le droit de conclure directement les traités avec les tierces
puissances,sauf à en donner connaissance au gouvernement français et à
s'entendre préalablement avec lui;tandis que au point de vue des relations
internationales,l'Etat protecteur est en général tuteur,en Tunisie la France n'exerce qu'une curatelle,sous l'empire de
laquelle le Bey agit,avec le consentement et le concours du gouvernement
français".
"Le témoignage de M Pillet
n'est pas moins concluant;pour lui le protecteur est un instituteur,un guide;il
n'est pas là pour évincer le protégé et se
substituer à lui petit à petit dans tous les domaines,en le réduisant à sa simple
expression,en attendant de provoquer sa disparition;le " terme logique de
l'évolution, est non l'absorption de la personnalité la plus faible par la plus
forte,mais l'émancipation de la puissance protégée,son entrée progressivement
dans la communauté internationale,de sorte qu'il ne subsiste plus du
protectorat qu'un nom et une alliance entre deux Etats réellement égaux."
Les ouvrages de doctrine sont
remplis de telles citations,et il s'agit que de s'y reporter.Les jugements et
les arrêts des cours et tribunaux en cette matière ne sont pas moins
démonstratifs.
La souveraineté tunisienne est
maintenue entière,avec tous ses attributs,aussi bien au point de vue interne
que dans le domaine des relations extérieures de la Tunisie avec les autres
puissances;la souveraineté du Bey et par conséquent,son substratum logique
,celle du peuple tunisien,n'est pas abolie;elle subsiste,simplement restreinte
par les limitations des traités en vigueurs;or ces traités établissent en
Tunisie le régime d'une curatelle atténuée.
Voilà ce qui dit la science
juridique,voilà ce que clame le Droit,fondement de la justice .Les
nationalistes tunisiens de toutes sensibilités,qu'on accuse de xénophobie,de
fanatisme,d'extrémisme révolutionnaire,de provocation à la haine des races,qu'on
charge de tous les péchés et pour lesquels on réclame les pires sanctions,ne se
sont pas exprimés autrement;la légalité qu'on les accuse de violer
constamment,ce sont eux qui en réclament le
respect;mais il ne s'agit pas pour eux de ce vêtement rapiécé et décousu qui
est la "légalité" du jour,de cette légalité illégale faite d'abus de
pouvoir,d'entorses aux régles du droit,de violations à jet continu des
conventions qui font la loi des parties;il s'agit de la véritable légalité qui
puise sa force aux sources même du Droit,qui fonde sa valeur sur des données
rationnelles,de cette légalité objective qui n'est pas celle d'un clan ou d'un
parti,qui ne se soucie pas de servir les intérêts d'une coterie ou les égoismes
d'une poignée de profiteurs?Seule cette légalité est digne de respect;seule
elle rayonne ce prestige dont tout le monde parle et qu'on chercherait en vain
de découvrir en dehors d'elle;seule elle constitue la véritable Force,car c'est
la Force de la justice!"L'Action Tunisienne 15 avril 1937
LA SOUVERAINETÉ TUNISIENNE EN FAIT.
"Si,en droit,la
souveraineté tunisienne a été maintenue,en fait,elle se trouve réduite à sa
plus simple expression,et même on peut dire,pratiquement anéantie;ce
n'est plus qu'une fiction par laquelle on essaie de maintenir en apparence un
état de choses qui ,réellement,a cessé d'exister depuis longtemps.La Tunisie
est aujourd'hui,un régime de protectorat momifié;et ce n'est pas sans raison
qu'un juriste éminent,frappé par cette contradiction du droit et du fait,de la
réalité et de la fiction,a pu dire que " le protectorat de la France en
Tunisie ,d'une timidité outrée si l'on s'en tient aux termes expresse des
traités,est en réalité un régime colonial des plus rigoureux."
Cette rigueur est tellement
évidente qu'elle a fini par faire pousser aux masses tunisiennes un cri
d'alarme,car elle a eu pour le pays,tant au point de vue moral que matériel,les
conséquences les plus fâcheuses: les Tunisiens se sont vus peu à peu dépossédés
des fonctions d'autorité;ils sont devenus de véritables étrangers dans leur
propre pays,la réalité du pouvoir passa intégralement en d'autres mains,si bien
que ,chaque fois qu'on parle maintenant de politique d'association,de
collaboration franco- tunisienne;on finit par constater qu'en pratique ce sont là
des souhaits irréalisables: comment concevoir en effet une association
quelconque entre tout et rien,zéro et l'infini,la
suprême puissance et l'extrême épuisement?Pour qu'il y ait collaboration
réelle,loyale,féconde,encore faut-il que les deux termes soient à égalité,qu'il
y ait se part et d'autre égal apport de puissance,de prestige,de dignité
humaine tout au moins: un maître ne collabore point avec son valet: il lui
dicte des ordres et le valet subit la volonté et même le caprice de son maître
jusqu'à ce qu'il lui plaise de le quitter.
"En Tunisie,il y a quelque
chose d'approchant,toutes proportions gardées,il est vrai: Les deux
souverainetés dont on parle dans les discours officiels,dans les ouvrages de
doctrine,sur l'union,la collaboration desquelles on fait état,l'une,la
tunisienne,a été complètement vidée de sa substance;elle est devenue l'ombre
d'elle-même;chétive,anémiée,squelettique,elle se dérobe à tous les regards sous
ses vieux oripeaux ou bien ne manifeste son existence qu'en de rares occasions,n'ayant
qu'une valeur académique.Comment,dans ces conditions,peut-on parler de
collaboration fructueuse,si,par collaboration,on doit entendre égale
participation à la gestion de la chose publique,travail effectif en commun,
apport d'énergie,d'activité;cette collaboration ne peut devenir une réalité que
dans la mesure où on restitue au Protectorat son véritable visage,où l'on
insuffle à ce corps momifié,la vie qui depuis longtemps l'a abandonnée."
"Il faut être sincère
jusqu'au bout et logique avec soi-même: ou bien on veut gouverner contre le
peuple tunisien,et malgré le peuple tunisien,sans tenir compte de sa
présence,en faisant fi à ses revendications légitimes,et alors,comme c'est un
peuple qui ne veut pas se laisser assimiler,qui résiste à toutes les tentatives
d'assimilations,il faut aller jusqu'au bout dans la logique de la politique de
la force;il faut anéantir ce peuple,l'exterminer;point
n'est alors besoin d'hygiène,de politique de surpopulation,de réformes
économiques et de fixation de paysan au sol.Ou bien , on tient sincèrement, à
gouverner avec ce peuple,et alors il convient avant tout de respecter sa
souveraineté,de lui accorder la place légitime qui lui revient de droit,d'en
faire une réalité et non point une fiction destinée simplement à endormir
certaines susceptibilités ou à éviter certaines complications internationales.
"La France,ne peut certes
rien craindre de la Tunisie,en faisant sa place à la souveraineté tunisienne,en
octroyant au pays une Constitution,elle aura tout simplement fait oeuvre de
justice,sans aucun aveu de faiblesse de sa part;elle aura tout simplement
permis à un peuple parvenu à une certaine maturité de se développer et de
prospérer,car le développement économique et l'évolution sociale et morale
d'un peuple sont intimement liés à son régime politique et conditionnés par ce
régime." "L'Action
Tunisienne " 29 avril 1937.
DE QUOI DEMAIN SERA-T-IL
FAIT?
"Le peuple tunisien
attend,dans la fièvre,la réalisation des réformes démocratiques qui ont été
annoncées;déjà,dans un certain nombre de milieux,se manifeste une certaine
inquiétude dont les signes deviennent de plus en plus évidents.Cette inquiétude
apparaît,aujourd'hui,d'autant plus légitime que la présente génération a
assisté dans le passé,à un certain nombre d'enterrements de première
classe;même à une certaine époque,il est devenu de pratique courante de
promettre des réformes qui ne seront jamais réalisées ou dont la réalisation
subit une série d'avatars en chemin,au point,de les rendre totalement
méconnaissables;des commissions d'enquête sont instituées;des discussions,des
rapports;un beau feu d'artifice;puis brusquement,à propos d'un événement
quelconque le rideau tombe;changement complet de décor;......"Beaucoup
d'esprits craignent la réédition de pareils errements et redoutent pour le
peuple tunisien de nouvelles et peut-être de plus amères déceptions.
"Nous autres,qui avons
demandé à la population tunisienne d'avoir confiance en un gouvernement dont
les bonnes intentions et la sincérité ne sauraient être mises en doute,nous ne
pouvons pas,néanmoins,nous abstraire de ce courant gagné par l'inquiétude;car
ce gouvernement,malgré sa sincérité,peut-être débordé par les courants de la
réaction,s'il ne se montre pas agissant et
vigilant.
"En matière politique,il
ne s'agit pas seulement d'avoir de bonnes dispositions;il faut agir et agir au
bon moment,au moment opportun: une opération chirurgicale peut être efficace
ou, au contraire,entraîner pour le patient des conséquences néfastes,suivant le
moment choisi pour y procéder.L'attente,les tergiversations,les hésitations
sont souvent aussi nuisibles que l'inaction absolue."
"En Tunisie,il y a des
transformations qui sont devenues nécessaires,mais dont l'urgence est également
manifeste;il faut évidemment,après l'élaboration d'études techniques et des
consultations préalables,procéder avec célérité à ces transformations;car,en
laissant se perpétuer un état de choses dont on
annonce par ailleurs ou dont on fait pressentir la disparition,on ajoute
aux vices ordinaires et normaux de cet état de choses; de nouveaux défauts
provenant des grincements d'une vielle machine qui se sent dangereusement
menacée dans ses privilèges illégitimes"...;L'Action Tunisienne 13 mai
1937
AUTOUR DE "L'AFFAIRE".
"Il ne s'agit pas de
l'affaire Dreyfus,qui a partagé en la France en deux camps et fait couler
beaucoup d'encre;il s'agit de l'affaire de Moknine, qui aura son épilogue
devant le Tribunal Criminel de Sousse et qui rappelle aux Tunisiens des
journées sombres,douloureuses,les fameuses journées de septembre (1934);par la
faute d'un homme,qui était loin de représenter le véritable esprit de la nation
française,un peuple entier tout entier s'est soulevé,dans un sursaut
d'indignation;presque dans toutes les villes de la Régence ,des manifestations
monstres eurent lieu,pour protester contre les mesures d'exception qui ont été
prises par le Gouvernement contre les chefs du mouvement destourien;mesures
injustes et illégales au premier chef,mesure consacrant l'arbitraire le plus
absolu et la dictature la plus atroce et la plus folle;en une nuit,par l'effet
de décrets qui n'avaient pas encore vu le jour,des hommes en qui le peuple
avait mis tous ses espoirs,sont arrachés à leur sommeil,à leurs femmes,à leurs
enfants,et dirigés vers le Sud où les attendent les brimades et les vexations
de toutes sortes;le lendemain,quand cet acte abominable était déjà consommé,la
population atterrée,apprend l'atroce nouvelle par un communiqué laconique de la
résidence et prend connaissance en même temps du texte des nouveaux décrets(qui
sont pourtant anciens puisqu'ils avaient été scellés dés le mois d'avril 1934
).Le même jour,le journal l'Action en langue arabe(EL_AMAL) était
suspendu."(L'Action Tunisienne,en langue française était suspendue depuis
le 30 mai 1933)
"Le premier décret abrège le délai à partir duquel les lois et
arrêtés sont exécutoires.
"Le second,se référant aux décrets-scélérats ,prescrit que dans
des cas jugés "peu graves "(ô,ironie des mots),on peut appliquer aux
tunisiens l'interdiction de séjour dans un ou plusieurs contrôles civils,sans
consulter le conseil des Ministres,par décision unilatérale du Résident
Général."
"Le troisième de ces
décrets aggrave les dispositions des décrets-scélérats de 1926.
"Le quatrième décret punit
de six jours à trois mois de prison les manifestations,cris affiches et chants
"séditieux".
"Ces mesures qui étaient
prises,sans délibération,sans consultation préalable,étaient trop graves par
leur portée et leurs conséquences pour pouvoir être tolérées par le peuple
tunisien qui souffrait d'une crise économique sans précédent et d'un régime
politique déplorable.
"Aussi spontanément,la
grève générale fut déclarée;car dans toutes les villes,magasins et boutiques
fermèrent;les marchés furent désertés;la population entière descendit dans la
rue."
"Dans le calme,à Tunis et
dans la province, des manifestations de plusieurs milliers de personnes
s'organisèrent,à Tunis,les manifestants se portèrent devant la Résidence et
envoyèrent une pétition au Résident.Le second jour,ce fut la manifestation de
la Marsa qui s'adressa à S A le Bey: celui-ci déclare à la délégation qu'il
reçoit que le Résident a promis de rendre aux exilés leur liberté dans les
quarante-huit heures."
"La population réconfortée par cette promesse,retourne à Tunis dans
le calme."
"Mais à l'intérieur ,où la
nouvelle ne parvient pas immédiatement,le public continue à protester par des
manifestations imposantes et la grève générale.
"Le Résident,se mettant en
flagrante contradiction avec S.A le Bey lui-même,déclara n'avoir jamais promis
la mise en liberté des déportés.
"Ce démenti,opposé par le
Résident,pour des considérations de prestige administratif au moment où la
population se calmait,fut ressenti comme une cruelle et amère
déception;l'effervescence reprit de plus belle.
"Tout ce mouvement n'était nullement dirigé contre la France,ni
les Français de Tunisie,il avait simplement un caractère antiadministratif et
antigouvernemental: c'est pourquoi il a pu conserver,malgré son ampleur ,un
caractère pacifique;dans tout le pays,malgré le déroulement d'imposantes
manifestations on n'eut à regretter aucune effusion de sang;l'énervement de la
population était pourtant grand par suite de l'attitude provocatrice du
Gouvernement,ses tergiversations,de ses voltes-faces.
"A Moknine,l'attitude maladroite et dans un certain sens
provocatrice des autorités locales a contribué à faire perdre à la
manifestation son caractère pacifique du début et une véritable émeute se
produisait dont la responsabilité incombe entièrement aux autorités.Les militants du Parti Destourien
présents dans la manifestation jouèrent un rôle qui leur fait honneur,car ils prêchèrent le calme parmi les manifestants
déchaînés,et s'attachèrent à restreindre le foyer de l'incendie;aucun acte
répréhensible ne fut relevé à leur encontre et les témoins les plus désireux de
les mettre en vilaine posture ne purent que reconnaître leur attitude digne et
correcte pendant ces douloureux événements.Maître d'eux-même,Maître de leurs
nerfs ils ont su jusqu'au dernier moment conseiller le calme et la
pondération,préserver les vies humaines,au risque parfois de leur propre vie.
"Aussi,peut-on dire en
toute justice et en toute bonne foi,que le véritable responsable de ces
douloureux événements qui pèsent encore lourdement sur la mémoire des
Tunisiens,ce ne peut être les Destouriens qui ont tout mis en oeuvre pour les
empêcher,c'est le Gouvernement lui-même qui à un moment où le peuple tunisien
souffrait d'une crise terrible,a cru devoir prendre les mesures maladroites qui
constituaient en réalité une véritable provocation.
"Il y a quoi qu'on dise ,chez chaque peuple,un état d'âme
collectif qui obéit à des lois particulières différentes de celles qui
régissent la conduite des individus envisagée séparément.Un bon
administrateur,un véritable homme d'Etat doit tenir compte de cet état d'âme
autrement dit des aspirations du peuple,de son honneur,de sa dignité en même
temps que de ses besoins matériels."
"Une autre vérité aussi
saute aux yeux et doit être dégagée: C'est que le Droit n'est pas crée de
toutes pièces par l'Etat;il préexiste à l'Etat; ce n'est pas à coup de décrets
pris d'une manière arbitraire qu'on gouverne un peuple conscient de ses droits
et marchant dans la voie du progrès;un texte législatif n'a de valeur que s'il
tient compte des réalités objectives qui
s'imposent à tout législateur conscient de son rôle et désireux de faire oeuvre
utile et durable."
"En Tunisie la réalité
la plus importante dont tout législateur,quel qu'il soit doit s'inspirer,c'est
l'aspiration du peuple tunisien,dans son ensemble à vivre d'une vie digne,dans
une atmosphère de liberté." L'Action Tunisienne. 23 MAI 1937.
Rappelons tout simplement que
ce texte très significatif à mains égards,est rédigé par Tahar Sfar trois
années environ après les célèbres événements du 5 septembre 1934 dans la ville de Moknine ,et à la veille des
sentences qui devaient être prononcées par le Tribunal militaire de Sousse en
mai-juin 1937.En septembre 1934, quand sont intervenus les événement de
Moknine,Tahar sfar et Bahri Guiga assumaient la responsabilité du Bureau
politique du Néo-Destour,leurs camarades ,Le Docteur Mahmoud Materi,président
du Parti et Habib Bourguiba secrétaire général étaient déportés dans le Sud
tunisien depuis le 3 septembre 34;ils les rejoindront,en 1935, dans des
conditions que nous relaterons.
LA QUESTION DES TERRES EN
TUNISIE.
" la colonisation
officielle demeure en Tunisie,une des formes les plus graves de l'intervention
de l'Etat en matière économique.
"Parce qu'elle se propose
de peupler la Tunisie d'un grand nombre de colons de race française et de leur
assurer une supériorité marquée sur les enfants du Pays,cette colonisation
fausse le jeu de la libre concurrence et perturbe les mécanismes de l'économie
nationale:
"Outre ses conséquences
démographiques qui peuvent être néfastes puisqu'elle donne lieu à une
surpopulation artificielle dans un milieu peut-être saturé,elle grève le budget
d'une charge permanente qui pèse lourdement sur le peuple,surtout aux époques
de crise économique comme l'époque que nous traversons: elle aboutit ainsi à
des résultats injustes comme celui d'enrichir des gens fraîchement implantés
chez lesquels une propagande intense a développé l'esprit de lucre et crée le
mirage de gros bénéfices facilement gagnés,pendant que les enfants du
Pays,anéantis par une crise terrible demandent que des postes soient ouverts au
budget pour arracher les plus infortunés d'entre eux aux griffes de la mort qui
les guette."
"Au point de vue social et
moral,cette forme d'intervention intensifie le préjugé de race et l'esprit de
classe et ne contribue nullement,comme on le prétend,au rapprochement entre
protecteurs et protégés;ce n'est qu'en vertu d'un raisonnement sophistiqué qu'on essaie de démontrer ce rapprochement par le colon,gros
propriétaire,et de "l'indigène",salarié agricole,oubliant que
l'existence de ce type de relations démontre l'éviction du Tunisien,par des
procédés aussi nombreux que variés,du sol qu'il a fécondé par son travail et
que ses ancêtres avant lui ont cultivé"
"Ainsi au triple point de
vue social,financier et démographique,la colonisation officielle,en
contrecarrant les lois naturelles au lieu de les laisser jouer librement ou
d'en corriger simplement certains effets au profit des plus faibles,c'est à dire
de la paysannerie autochtone,ignorante et pauvre,engendre le paupérisme,aggrave
l'état de misère dans le Pays et crée aux côtés d'une classe toujours plus nombreuse de paysans
indigènes,appauvris et ruinés,une oligarchie de colons français officiels,luxueusement
installés et puissamment outillés."
"Mais,ce qu'il y a encore
de plus grave,c'est la question politique qui résulte du problème des terres à
allotir;car il ne suffit pas à la colonisation officielle d'avoir un fonds en
argent,il lui faut,à tout prix,un fonds en terre suffisamment important;et,
comme la confiscation directe est impossible dans un pays sous protectorat,on
arrive au même résultat par des procédés aussi habiles que juridiques,en
apparence du moins:
"C'est ainsi qu'après
avoir puisé à pleines mains dans le réservoir des terres domaniales,après avoir
par le décret du 13 janvier 1898,tari la source féconde des habous
publics,après avoir songé un instant aux terres collectives et s'être arrêté
aux difficultés de toute nature que leur utilisation pourrait,susciter,après
s'être lancé enfin dans la grande aventure des
terres forestières qui,à elle seule,a soulevé plus de mécontentement au sein de
la population indigène que toutes les autres fautes politiques
réunies,l'Etat,toujours à court de terres,mais jamais à court d'argent pour ce
type de colonisation,se met paraît-il,à lancer des regards pleins d'amour aux
habous privés."........."Le Gouvernement,au lieu de cela,devrait,en
se détournant complètement de la "colonisation officielle"et pratiquant
une politique résolument égalitaire et démocratique,s'occuper exclusivement des
besoins ressentis par la population agricole de la Tunisie,sans s'attarder à
des considération de race et sans subir l'influence des coteries intéressées au
maintien des privilèges au profit de leurs membres ou de certaines
administrations dont les pratiques routinières ont fini par rétrécir
l'horizon." La Voix du Tunisien" 22 Juillet 1931.
LA VERITE SUR LE CAS HASSEN
NOURI.
"Tout le monde connaît le
tragique bilan des incidents de Bizerte.
On expulse du territoire de la
Régence un militant jouissant de l'estime de la population ouvrière et des
destouriens de Bizerte: Hassen Nouri: Les habitants de Bizerte essaient de
faire parvenir aux autorités locales leur protestation et manifestent dans le
calme le plus absolu;les forces de police s'opposent à la manifestation:
morts,des dizaines de blessés,la population tunisienne tout entière est en
deuil et pleure ses morts.
"Ayant été l'avocat de Hassen El Nouri dans les différents procès
qui lui ont été intentés,et à la suite desquels il a été expulsé du territoire
tunisien par l'Administration,je tiens dans un souci d'objectivité et de
sincérité historique,à apporter mon témoignage,en vue d'éclairer l'opinion
publique,tant française que tunisienne,de ce pays: dans le but de dissiper
certains préjugés et de lever le voile sur certaines intrigues qui se fomentent
dans l'ombre,heureux si je parviens,par ces révélations,à
faire ouvrir les yeux des hommes de bonne foi et à leur montrer l'abîme
qu'essaient de creuser sous leur pas,ceux que dévore l'ambition ou l'intérêt,au
point de leur faire perdre tout respect de la dignité humaine,toute
préoccupation de l'intérêt général bien compris et du véritable ordre
public."
"Le cas Hassen El Nouri est
un cas qui mérite d'être compris et médité.Il est à l'origine des événements
sanglants de Bizerte et si l'on veut comprendre la genèse et la porté de ces
événements,il convient avant tout de remonter aux origines,à la source pour
ainsi dire et d'exposer en détail le cas caractéristique de Hassen Nouri.
"D'abord,il convient de
faire justice de certaines accusations:
Hassen Nouri n'est pas du tout le personnage que l'on essaie de
représenter sous les traits d'un agitateur dangereux,prêt à mettre le pays à
feu et à sang.C'est un simple militant sincère et convaincu,auquel sa sincérité
lui a valu l'estime de toute une
population;il a milité pendant de nombreuses années au sein du Destour et son
activité n'a jamais provoqué aucun désordre dans la population de
Bizerte;depuis un certains nombre de mois,il a eu l'idée d'entrer dans le
mouvement syndical et fut élu comme Secrétaire de L'Union des Syndicats de la
région de Bizerte affiliés à la C.G.T.T. ;son activité au sein de ce groupement
lui valut un certain nombre de procès pour fait de grève et réunions syndicales
sans autorisation;trois procès en tout,où je suis intervenu personnellement en
qualité d'avocat plaidant;l'un de ces procès fut clôturer par un non lieu de la
part de M.le juge d'instruction Darrodes,à la haute conscience et à l'intégrité
duquel je tiens volontiers à rendre hommage......" l'Action Tunisienne 15
janvier 1938
LA SEULE SOLUTION POSSIBLE.
"La Tunisie traverse à l'heure actuelle une crise très grave
qui appelle de la part du gouvernement des soins particulièrement dévoués et
urgents.
"Au point de vue économique,c'est le marasme dans tous les
domaines,la vie au ralenti,le chômage et la misère.
"Au point de vue politique,des difficultés sans nombre surgissent
à l'horizon: le peuple demande des réformes de structure,la satisfaction de
certaines revendications d'un intérêt vital pour le Pays: le Gouvernement
répond par une répression à jet continu,des procès politiques sans nombre,des
vexations de toutes sortes.
"Cette attitude que rien ne
peut justifier,est d'autant plus inopportune que les Tunisiens ne demandent
qu'à vivre en bonne entente avec la France dans une harmonisation des intérêts
réciproques des deux pays,à une heure particulièrement grave où l'atmosphère
politique internationale s'assombrit et se charge d'électricité.
"a un moment où,du haut de la tribune du parlement,le Président du Conseil,avec un
accent pathétique,appelle à l'union tous les Français et s'adresse au sentiment
national de tous ses compatriotes,ne convient-il pas de s'adresser à ce même
sentiment pour appeler les Français à une union encore plus large, groupant
autour d'eux tous ces peuples Tunisiens,Algériens,Marocains,qui ne demandent en
réalité qu'à faire bloc avec la France,qu'à s'unir plus intimement avec
elle,mais d'une union basées sur les liens d'amitié,de large compréhension,de
fraternelle association,et non pas des rapports de violence et de domination?"
"Le quarteron de
privilégiés et de prépondérant,au mépris des intérêts supérieurs de la
France,s'emploie par tous les moyens à creuser le fossé d'incompréhension entre
Français et Tunisiens et à dresser les uns contre les autres des éléments de la
population appelés à s'entendre et à fraterniser: chaque jour,ce ne sont que
des invectives,des appels à la haine.Rien ne trouve grâce devant ces messieurs
ni l'activité politique du Destour,ni même son activité économique,ils ont juré
d'avoir la tête de leurs adversaires politiques et quand ils voient le
Gouvernement prés à s'engager maladroitement dans la voie de la répression
administrative ou judiciaire,ils ne cachent pas leur satisfaction,ils
illuminent;peu leur importe le mécontentement de deux millions et demi de
Tunisiens,la colère que provoque toute répression,surtout lorsqu'elle apparait
comme injuste aux yeux de l'opinion publique."
"On peut dire que les pires
ennemis de la France,ce sont ces gens qui ne voient pas plus que leurs intérêts
immédiats;quand aux militants du Destour qu'on traite actuellement de
criminels,on doit reconnaître en toute justice,qu'ils oeuvrent mieux que
quiconque au rapprochement des esprits et à l'apaisement des coeurs.Car
seule la réalisation des réformes qu'ils préconisent peut apporter au peuple
tunisien la légitime satisfaction qu'il attend depuis longtemps et éteindre
tous les foyers de mécontentement." L'Action Tunisienne 19 MARS
1938."
Tahar Sfar a été un des rares
intellectuels tunisiens à avoir pris très tôt une position publique
nette contre le nazisme hitlérien, et cela, non pas par calcul politique ,en
misant sur le camp des vainqueurs possibles de la guerre, mais par principe, et
par fidélité à ses convictions profondes et à son combat contre toutes les
formes de totalitarisme;comme Aragon il pensait que la lutte contre
l'hitlérisme devait être menée "sans merci".En effet dés
1939,alors qu'Hitler était à l'apogée de son triomphe politique et militaire,
Tahar Sfar rédige et publie dans la revue tunisienne en langue française
"Leïla"une série d'articles pour expliquer les graves dangers que
fait courir le nazisme à toute l'Humanité. Nous soumettons à l'attention du
lecteur un texte intégral publié dans le numéro 7 de la revue "Leïla"
du mois de décembre 1939.Il nous semble à travers Le texte que nous allons
relire,qu'un citoyen tunisien, qui vit,douloureusement sa condition de
"protégé colonisé", a su s'élever, devant une des grandes menaces de
l'Histoire, à la vision d'un citoyen du Monde.
LES CONCEPTIONS RACISTES D'HITLER ET LA FAMILLE GERMANIQUE.
"Il ne s'agit pas de la
vieille famille germanique, mais de celle, qu'Hitler dans son rêve
d'hégémonie sur le monde a voulu constituer.
On sait que, partant de l'idée
de la race supérieure,de la race élue et voulant débarrasser le sang allemand
de tout mélange avec un sang étranger quelconque,Hitler a été amené à
l'application de conceptions biologiques fantaisistes et de théories sociales
non moins douteuses;il a cherché à mettre la Science et la Technique au service
de sa mystique et de ses idées concues à priori.
Pour la première fois,on a vu
prendre des mesures draconiennes pour empêcher toute communication,interdire
tout rapport entre une race et les autres races qui peuplent la planète,dans un
espoir vain,chimérique de parvenir à l'accumulation des prétendues qualités de
cette race et d'en faire une race particulièrement désignée pour dominer le
Monde et l'assujettir à ses lois.Rêve absurde,insensé,procédant d'un orgueil
démesuré ,d'une mystique extravagante.
La Science nous enseigne,au
contraire que les unions entre proches peuvent donner lieu à des mécomptes,car
les tares et les défauts s'accumulent en s'ajoutant.D'autres part,il y a
dans cette idée de purification de la race quelque chose qui est contraire à la
Nature elle même dont l'oeuvre tend toujours à créer des complexes de plus
en plus étendus,à partir du simple pour aboutir au composé,à mêler les éléments
qu'elle fournit en de puissantes synthèses,en des combinaisons de plus en plus
variées: le progrès ne réside-t-il pas,en effet,essentiellement,dans cette
complication de plus en plus grande de la vie,tant biologique que
sociale,complication qui doivent se produire selon des lois d'harmonie que la
Nature, laissée à elle même,livrée à son propre cours,ou aidée et soutenue par
l'Homme,tend à faire observer.
Or,l'oeuvre de la Nature,la
volonté du Créateur,c'est d'assurer de plus en plus l'harmonie au sein de la
création;cette harmonie ne peut être que le résultat d'une communication de
plus en plus large entre les différents peuples de la terre et non point de
l'établissement des cloisons étanches constituées par les préjugés de toutes
sortes,les théories séparatistes et les conceptions exclusives: parler de races
supérieures et de races inférieures,et appliquer dans les faits une telle
théorie,c'est créer,au sein de la communauté internationale des fossés,c'est
faire naître un déséquilibre certain,c'est fausser le jeu des relations
harmonieuses qui doivent exister entre les différentes
nations,relations,qui,pour être fraternelles et demeurer pacifiques,ne peuvent
qu'être basées sur des considérations d'égalité,tirées de l'apport que chacune
de ces nations fait ou croit faire à l'Humanité toute entière,de sa part
contributive,si petite,si minime,soit-elle;dont la valeur fût-elle aussi
infime."
"Ces considérations
appellent plutôt à une union plus parfaite,des relations plus étendues,des
rapports plus étroits,dans tous les domaines et non point l'exclusivisme le
plus outrancier,le chauvinisme le plus exacerbé,poussés jusqu'à l'interdiction
du mariage entre personnes appartenant à la même nationalité,assujetties au
même régime,liées par le même statut,subissant les mêmes lois,rattachées au
même Etat,sous prétexte qu'elles ne sont pas de la même race,que le sang qui
circule dans leurs veines n'a pas la même couleur."
"Sans parler de
l'injustice de telles conceptions,on peut se rendre compte aisément de leur
caractère antinaturel et antisocial."
"Aussi peut-on dire,avec
juste raison,que la Famille germanique,issue de telle conceptions,constitue un
produit factice,artificiel,et par conséquent non viable comme tel: La
nature,contrecarrée dans son oeuvre de création,selon les lois d'harmonie
qu'elle s'est elle-même instituées,violentée par une autorité qui s'est opposée
à la Science,avec une brutalité d'autant plus injustifiée qu'elle se fonde
sur des considérations que ni la Morale,ni la Religion,ni le Droit ne peuvent
légitimer,va pouvoir se venger,un jour ou l'autre mais dans un avenir
certainement assez proche,par l'anéantissement de l'organisation fragile,malgré
son apparente solidité,qui a été conçue et réalisée,au mépris de ses
lois."
"On sait,en effet-et c'est
un lieu commun sans cesse répété qu'on n'asservit la nature qu'en obéissant à
ses lois;autrement dit la nature ne se montre favorable à nos desseins,ne sert
nos projets que lorsque nous nous soumettons nous-même à ses exigences,à ses
sollicitations,aux régles qu'elle édicte;au contraire,la violation de ces
règles ne peut que conduire à la réalisation de ce qu'on appelle des
monstres,êtres ou institutions qui apparaissent un jour,provoquent pendant
quelque temps des effets d'admiration ou de terreur,frappent l'imagination par
leurs formes singulières et leur aspect insolite,et disparaissent avec la même
rapidité comme fumée au vent,s'abîment et s'anéantissent sans laisser de traces
de leur passage,autrement que par les désastres et les ruines qu'ils auront
pendant, quelque temps ,accumulés."
"Il en est ainsi de la
Famille germanique,c'est à dire de la famille allemande actuelle: ramenée par
Hitler,d'une manière obligatoire,par des procédés artificiels,en violant les
lois de la nature elle-même,à des éléments "simples",alors que toutes
les familles appartenant aux autres sociétés humaines avaient tendance à se
"compliquer" en se mêlant,en s'intégrant de plus en plus,elle
constitue un monstre,au sens biologique du mot ,complètement suspendu dans
le vide,sans attache aucune avec les autres "produits" de la
création.Et c'est peut on dire,dans une
grande mesure,cet état de choses anormal et factice qui a contribué à amener la
guerre actuelle;car, Hitler avant de précipiter le peuple, dont il s'est fait
l'idole ,dans cet affreux cataclysme,a,par tout un travail préalable,coupé les
ponts,interrompu les relations entre lui et le monde civilisé;il a tenu à lui
communiquer ou plutôt à réveiller en lui des instincts de violence,à lui donner
le sentiment d'une prétendue supériorité par rapport aux autres peuples,à lui
enseigner le mépris de ces peuples,de leurs institutions et de leurs usages.
"Nous n'en voulons pour
preuve que ces paroles de son "Mein Kampf" que nous reproduisons ici
à titre de citations,à l'appui de ce que nous avons dit, et qui montre à quel
degré atteint le cynisme de cet agitateur forcené: "...la condition
préalable mise à l'existence durable d'une humanité supérieure n'est pas
l'Etat,mais la race qui possède les facultés requises."
"...comme la nationalité,ou
pour mieux dire la race,ne dépend pas de la langue,mais du sang,on n'aurait le
droit de parler de germanisation que si on parvenait à changer le sang du
vaincu.mais cela est impossible.Y arriverait-on,ce serait par un mélange de
sangs,qui abaisserait le niveau de la race supérieure."......."Nous sentons tous que,dans un avenir éloigné,les hommes
rencontreront des problèmes que seul,pourra être appelé à résoudre un
maître-peuple de la plus haute race,disposant de tous les moyens et toutes les
ressources du monde entier...."Une paix,non assurée par les rameaux
d'oliviers qu'agitent,la larme facile des pleureuses pacifistes,mais garantie
par l'épée victorieuse d'un peuple-maître qui met le monde entier au service
d'une civilisation supérieure."...."Les armes les plus cruelles
deviennent les plus humaines,car elles sont la condition d'une victoire plus
rapide et aident à assurer à la nation la dignité de la liberté."...."L'humanité
a grandi dans la lutte perpétuelle,la paix éternelle la conduirait au
tombeau."
"Ces quelques citations suffisent pour montrer à quel degré
atteint le mépris d'Hitler pour les races autre que la race allemande,comment
il emprunte à Nietzche sa théorie du "surhomme" pour en faire celle
du "peuple-maître",de la race élue,prédestinée à gouverner l'Univers
et à courber l'Humanité toute entière sous son joug oppresseur,comment il fait
de la violence une doctrine destinée à régir les rapports entre les
peuples;c'est le régime de la guerre perpétuelle,de l'insécurité,de la
guérilla,comme celle qui existait autrefois entre clans et tribus et que la
constitution des peuples en Etats a contribué à supprimer.Si de tels desseins
se réalisaient,c'en est fait de la civilisation;c'en est fait du progrès,mais
l'on ne peut prédire à coup sûr,l'échec d'une telle tentative;car l'Humanité
suit en général,une ligne d'évolution qu'aucune force au monde ne saurait,ne
pourrait détourner de son cours;et toutes les institutions,comme la famille
germanique d'Hitler,qui s'opposent à cette évolution sont assurées d'une
disparition rapide et certaine." Revue Leîla Nm7 décembre 1939.
A titre d'exemple, et ,pour
permettre au lecteur de se faire une idée de la lucidité et du courage
intellectuel de Tahar Sfar,à l'époque, en comparaison même avec des grands
penseurs "résistants" français comme Malraux je cite un extrait d'un
article publié par le journal "Le Figaro" du lundi 2 décembre
1996,sous la plume de Guy PERRIER ,avec le titre suivant: "Les Silences
de Malraux":"..Comment Malraux a-t-il pu se taire lors de la
conclusion du pacte germano-soviétique en août 1939, lui le défenseur de
l'Espagne républicaine? Comment a-t-il pu accepter cette alliance monstrueuse
avec le fascisme d'Hitler.....?.Mais il y a pire. Durant les quatre années
d'occupation, Malraux se tait;le long ,le lourd silence est absolument
insupportable..."
DECLARATION DE TAHAR SFAR AU QUOTIDIEN DE LANGUE ARABE EZZOHRA AU
LENDEMAIN DES MANIFESTATIONS PACIFIQUES DU 8 AVRIL 1938:TEMOIGNAGE
INNOCENTANT SES CAMARADES DE COMBAT DES ACCUSATIONS CALOMNIEUSES DE COLLUSION
AVEC LES FASCISTES.
"La manifestation pacifique
d'avant hier(vendredi 8avril) constituait un événement de la plus haute
importance dans l'histoire de la Tunisie. Le peuple a fait preuve d'une rare
conscience, assumant ses devoirs avec une remarquable lucidité, car tenu par la
morale et la solidarité d'être aux côtés de ses leaders victimes des manoeuvres
secrètes,des manigances des réactionnaires et de leur presse "polluée".
" Nous sommes ainsi,entre autre,victimes des attaques de M Durand
Angliviel,accusant notre Nation et ses hommes intègres d'être inféodés à
l'Italie et aux Italiens et d'avoir soutenu leur dictature fasciste."
"Mais les Tunisiens ont prouvé ce
vendredi 8 avril,que leur seul objectif était de recouvrer leurs droits
politiques et d'assurer la direction des affaires de leur pays,but auquel ils
avaient toujours aspiré et adhéré avec conviction."
"En fait,qui peut nous
dénier le droit de consacrer notre intérêt à nos affaires et de préparer
l'avenir de nos enfants après avoir démontrer que notre pays n'est pas sur la
bonne voie et que la chance du Tunisien est pratiquement nulle de retrouver sa
dignité?"
"Prés de 20.000 hommes en
rangs serrés,qui ont manifesté dans le calme,se sont dirigé vers Bab-Bhar où
ils ont exprimé leurs droits légitimes,réclamant un Parlement tunisien et un
gouvernement responsable devant eux.C'était là l'objectif pour lequel avait été
constitué le Parti Constitutionnel en 1920."
"Les combines et les
machinations ont constitué une entrave à la réalisation des aspirations des
Tunisiens à vivre en paix: ainsi,le peuple a su déjouer les manoeuvres des
profiteurs et des pêcheurs en eau trouble qui ont toujours tenté de semer la
gabegie et d'envenimer les relations entre le" protecteur" et
le" protégé".Il a coupé l'herbe sous les pieds de tous les
manoeuvriers et aussi des monopolisateurs de la lutte nationale qui
,jusqu'ici,déclaraient illégale toute action émanant d'autres personnes même si
la leur est insignifiante."
"La presse du matin a fait état d'une rumeur par le biais de
laquelle les auteurs ont voulu jeter le désarroi dans les esprits en prétextant
que les manifestants venant de Hammam-lif se sont dirigés vers le consulat
d'Italie en scandant:"vive le Duce",une telle attitude ne pouvant
émaner de Tunisiens patriotes,mais de marginaux."
"Quelle que soit l'ampleur du différend qui existe entre nous et
la France,nous ne permettrons à quiconque de simuler des sentiments ou des
attitudes que nous n'éprouvons et il n'est pas non plus logique qu'une
puissance étrangère,ayant des ambitions que nous désapprouvons, puisse
intervenir dans nos affaires."
"EZZOHRA AVRIL 1938"
Traduction du quotidien "le Renouveau" du samedi 9 avril 1988.

Tahar SFAR à Sfax en 1932

TROIS
LEADERS DU DESTOUR ;de droite à gauche TAALBI, BOURGUIBA et TAHAR SFAR EN
1937
CHAPITRE 3
LE DRAME POLITIQUE VECU PAR TAHAR
SFAR.
1937-1942
OU LE NON-DIT d’UN HOMME DE
CONVICTION
Chapitre en cours de rédaction
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